Broschi MEROPE Innsbruck 09.VIII.2019

Riccardo BROSCHI: "LA MEROPE"

Dramma per musica, Libretto von Apostolo Zeno

Uraufführung: Turin, Teatro Regio, 1732

Neuedition für die Innsbrucker Aufführung: Giovanna Barbati, Alessandro De Marchi 

Tanzensemble: Corpo Barocco 

Innsbrucker Festwochenorchester 

Dir.: Alessandro De Marchi 

Regie & Choreographie: Sigrid T’Hooft 

Bühnenbild und Kostüme: Stephan Dietrich 

Licht: Tommy Geving 

Maskenbild und Perücken: Fred Lipke 

Dramaturgie: Johan Wijnants 

          Il y a des spectacles que l'on vit comme des événements d'exception, c'est le cas de cet opéra de Broschi, en première mondiale (?), avec une affiche de rêve, la promesse d'une mise-en-scène complètement baroque pour un retour aux sources même de l'opéra du XVIIIe siècle (avec ballets et intermède... ), la curiosité d'entendre la musique de frère de Farinelli  composée spécialement pour lui ! Il est vrai que depuis le film Farinelli de Gérard Corbiau, l'amateur de musique baroque nourrissait le doux rêve d'entendre un jour cette musique. C'est cette exceptionnelle opportunité que nous offre le festival de musique ancienne d'Innsbruck lors de 3 représentations dans l'élégant Landestheater. La durée quasi wagnérienne du spectacle a pu effrayer comme réjouir les passionnés. En effet, avec ses 2 entractes, le spectacle affiche une durée de 5h30. Pourtant, il aurait dû être encore plus long si le ténor qui devait chanter le rôle de Polifonte ne s'était désisté en dernière minute. Sa partition a été écourtée pour permettre à son remplaçant, appelé à la rescousse, d'assurer une partie du rôle: le ténor Carlo Allemano chantant depuis la fosse d'orchestre et lisant sa partition pendant qu'un acteur joue son rôle sur scène. 

         L'opéra débute par une brillante ouverture aux séduisants mélismes (rehaussée de trompettes) et fort prometteuse en termes de qualités musicales. Le décors baroque se met en place d'emblée avec ses colonnes en carton-pâte, ses fausses bougies tout au long de la scène, ses majestueux chandeliers, une place publique avec statue du Dieu Mars au centre et sa fontaine fumante, des bâtiments et un ciel nuageux en arrière-plan, mais surtout des costumes prodigieux (plumes et velours aux couleurs chatoyantes) qui font le panache et la grandeur de chaque personnage. Éblouissant ! 

          Rappelons qu'Ingrid T'Hooft est LA spécialiste des mise-en-scènes baroques et l'on se souvient avec bonheur de son travail enchanteur dans l'opéra Radamisto de Haendel à Karlsruhe, qui, avouons-le, était encore plus éblouissant que celui-ci. Et comme à Karlsruhe, le travail sur la gestuelle baroque est fort réussi et bien intégré par les chanteurs, il renforce la conviction des propos et des sentiments des protagonistes. D'aucuns pourront se lasser de ce procédé répétitif (les airs sont chantés d'abord à droite, puis à gauche, puis au milieu de la scène avec des variantes) quand d'autres pourront y voir un document historique de grand intérêt. En effet, le but est d'offrir au spectateur une expérience baroque proche de ce qui se faisait au XVIIIe siècle. C'est la raison pour laquelle des ballets ont été ajoutés à la partition, trois au total, chacun concluant un acte, en plus de quelques danses çà et là au cours de l'opéra. Pour l'occasion la musique de Jean-Marie Leclair a été sélectionnée pour deux des trois ballets, une musique dont on pourrait penser être en décalage avec l'opéra seria italien de Broschi, mais justifiée quand on sait combien, à l'époque, le public était friand de ballets français, et qu'une danseuse telle que la française Marie Sallé était fort sollicitée dans toute l'Europe (elle avait notamment été engagée pour les ballets d'Alcina de Haendel à Londres). C'est à la vue de ces danses enchanteresses que l'on prend toute la mesure de l'importance et du goût pour ces instants de grâce qui sont presque toujours coupés de nos jours. 

          L'intrigue met en scène le tyran Polifonte qui a fait tuer le roi d'Etolie et ses enfants (région centrale de Grèce) pour y régner. Un seul enfant a survécu et a grandi caché, Epitide (rôle de Farinelli). Polifonte demande la main de Merope (accusée d'avoir fait assassiner son époux) pour pouvoir régner, mais celle-ci exige un différé de 10 ans au mariage (car elle sait qu'Epitide sera en âge de revenir et de prendre légitimement le pouvoir). Les 10 années passées, Epitide revient en prenant soin de ne pas révéler sa vraie identité. Après de multiples péripéties, Polifonte est fait prisonnier et Epitide, accompagné de sa mère, accède au trône.

          Après un récitatif interminable (la longueur de certains récitatifs dépassent le supportable !), un arioso de Trasimede et quelques ballets de paysans, l'auditeur peut enfin entendre le premier grand air, l'honneur allant évidemment à Farinelli incarné par un David Hansen en grande forme vocale et dont le costume lui donne une allure royale ! On ressent un investissement particulier de la part du contre-ténor à qui l'on doit en grande partie ce projet, dit-on, pour avoir déniché la partition. L'air "Incerto è vostro core" est tout bonnement magnifique et la magie opère totalement, on se dit alors que les 4h30 vont passer plus vite que prévu et pourraient ne pas suffire au bonheur du spectateur baroqueux ! Malheureusement ce dernier va vite déchanter, en constatant que les airs des autres rôles ne bénéficient pas du même traitement qualitatif. Le deuxième acte en fait particulièrement les frais. Tous les airs de Farinelli sont fabuleux et il est évident de constater que Broschi a apporté un soin particulier aux airs de son frère Farinelli et moins aux autres, sciemment ou pas d'ailleurs. Les vocalises et les pyrotechnies abondent dans ses airs, les autres personnages en manquent cruellement. Le déficit d'attention et d'intérêt ne peut être évité alors, allant même jusqu'à l'ennui ! D'autant que le ballet de la fin du deuxième acte, intermède musical du type commedia dell'arte, particulièrement long, et sensé nous divertir, comme il était de coutume au XVIII° siècle, finit par lasser. Afin d'être totalement "authentique" et coller aux pratiques de l'époque, peut-être aurait-il fallu distribuer ou permettre au spectateur boissons et encas pour éviter cette baisse d'attention . Cet intermezzo met en scène des danseurs de type arlequins qui s'adonnent à des courses-poursuites à coups de saucissons et autre jambonneau, en lien avec le monstre qui a été terrassé par Epitide et qui a visiblement finit en charcuterie. La musique de cet intermède a été empruntée à Carlo Alessio Rasetti (dans les années 1730 c'est l'intermezzo d'Orlandini Pourceaugnac e Grilletta qui avait été intercalé entre les actes). Les deux autres ballets qui clôturent les Actes I et III se vivent beaucoup mieux: plus "sérieux" et plus élégants, les chorégraphies ravissent et vivifient même. Mais la magie du ballet fonctionnait plus encore dans ce fameux Radamisto de Karlsruhe, qui lui bénéficiait de 3 ballets tous écrits de la main de Haendel. 

Anna Bonitatibus (Merope)

David Hansen (Epitide)

Arianna Vendittelli (Argia)

Vivica Genaux (Trasimede).

                    Une partition inégale, avons-nous dit, mais certains airs de qualité moyenne sont magnifiés par des interprètes d'exception. A commencer par la mezzo-soprano Vivica Genaux avec sa voix androgyne qui semble sans limites, flirtant allègrement avec les notes de contralto en passant avec une aisance et un aplomb déconcertants aux notes de soprano aigüe. Certes, on pourrait lui reprocher une voix quelque peu engorgée, aux raucités parfois dérangeantes, ou encore un vibrato gênant, mais l'interprète possède un abattage vocal et une virtuosité époustouflants terrassant toute réticence ou critique par ses vocalises échevelées, ses prodigieuses cadences, sa voix typée reconnaissable entre toutes, son engagement scénique captivant, sans parler de son somptueux costume rouge feu accompagné d'une coiffe rehaussée de plumes qui lui confèrent splendeur et respect. Sous son interprétation (aux cadences et da capo particulièrement audacieux), ses airs à priori "banals" deviennent virtuoses et brillants tel l'air "Quanto puo zelo" au premier acte. Il faut dire que la distribution réunit à priori 6 voix à la tessiture similaire: 3 contre-ténors et 3 mezzo-sopranos, ce qui aurait pu être problématique pour l'écoute si des timbres diamétralement différents n'avaient pas été minutieusement sélectionnés. C'est notamment le cas de la mezzo-soprano Anna Bonitatibus, dont on ne sait plus quoi admirer tant elle passionne et cumule les qualités: une diction d'une parfaite clarté, un timbre chaud et clair-obscur des plus séduisants, une voix flexible et une technique qui semble facile, rompue aux exigences de l'art baroque, une expressivité subtile au service du texte, une actrice vibrante d'émotion au point de donner à son personnage de mère vengeresse une dimension de grande tragédienne. L'actrice-chanteuse va même au-delà de la gestuelle baroque "traditionnelle" en ajoutant à son jeu de scène des incantations et autres sorts, son personnage maléfique, manipule et ensorcelle. L'air "Barbaro traditore" notamment (air que l'on peut retrouver sur le cd Bajazet de Vivaldi, chanté par le contre-ténor David Daniels) a emporté la salle. Mais sa force expressive va encore plus loin au point de rendre les récitatifs encore plus fascinants que les airs ! On se passionne à l'écouter nous raconter, et chacune de ses déclamations est criante de réalisme. Rares sont les interprètes de cette intelligence !

          La troisième mezzo-soprano (classée ici soprano) Arianna Venditelli, qui ne nous avait pas totalement convaincue le mois dernier à Beaune dans le rôle titre de Serse de Handel, se révèle bien plus crédible dans ce rôle féminin. Son aplomb vocal, sa projection, la clarté du texte sont absolument bluffants. Son duo amoureux "Per te peno, per te moro" notamment, avec Epitide (David Hansen) fait partie des highlights de la soirée.  

          Passons à ces messieurs et commençons par le ténor Carlo Allemano, qui a en quelque sorte sauvé le spectacle suite à la défection de son collègue Jeffrey Francis. Sa voix convient particulièrement bien à son personnage: un souverain tyrannique et meurtrier et un personnage sur scène qui porte une longue barbe blanche. En effet, cette voix mature, solide et indélicate a gardé un abattage et une vigueur surprenants. Une voix à mi chemin entre le ténor et le baryton, proche d'un Domingo, d'ailleurs tous deux ont chanté le rôle du baryténor Bajazet dans l'opéra Tamerlano de Haendel. Son air tempétueux et plein de colère "Nel mar cosi funesta", a fait sensation à grands coups de tonnerre. 

          Côté contre-ténors, le petit rôle de Licisco est assumé par Hagen Matzeit, dont les seuls récitatifs ont laissé entrevoir une voix somme toute limitée et un timbre rêche. Pourtant, son unique air au deuxième acte "Mi piace, che t'accenda", a prouvé qu'il possédait des capacités insoupçonnées car même après quelques notes tendues, le chanteur a fait une brillante et admirable prestation. Une admiration plus grande encore à l'écoute du deuxième contre-ténor Filippo Mineccia, dont le costume n'a pas totalement séduit (sa robe semblait faite de plastique), a fait sensation dans ce rôle sombre d'Anassandro. Un artiste qui semble s'affirmer et toujours progresser au fil des années. Sa voix percutante, son volume ainsi que son interprétation ont marqué la soirée. Chacune de ses interventions a été chaleureusement accueillie, notamment dans le brillant "Son traditore" au deuxième acte.

         Enfin, David Hansen, qui bénéficiait d'un traitement musical particulier, a pu fâcher comme ravir le public. Sa voix est particulière. Ses détracteurs déploreront une voix quelque peu engorgée et ingrate dans le grave ou encore des suraigus tendus à la voix blanche, et parleront de stridences, en plus d'une diction obscure parfois... Ses partisans, au contraire, vont admirer un ambitus incroyablement large, sa fascinante virtuosité, son incomparable charisme, ses sauts d'octaves vertigineux, mais surtout cette adéquation aux intentions du spectacle qui sont de nous plonger au cœur même de l'opéra baroque du XVIII° siècle, et nous faire vivre une expérience Farinelli unique. Les airs, avons-nous dit, sont magnifiques, mais surtout redoutables à chanter, airs pour lesquels il est soit nécessaire d'être en capacité d'un lâcher-prise et d'une grande sérénité pour permettre à la voix de s'envoler sans dureté, comme dans les très délicats airs "Sposa, non mi conosci" à l'Acte III (à ne pas confondre avec l'air homonyme de Giacommelli plus connu encore sous les paroles "Sposa, son disprezzata") soutenu de doux cors et dans lequel David Hansen fait des merveilles avec sa mezza voce, ses incroyables soufflets ou encore dans l'air "Chi non sente al mio dolore" (que l'on peut entendre sur le disque Colori d'amore de Simone Kermes), soit d'une technique rompue à toutes les exigences pyrotechniques d'une partition particulièrement périlleuse comme dans le spectaculaire "Si, traditor tu sei" rehaussé de brillantes trompettes. Toutes ces qualités David Hansen les possèdent et chacune de ses interventions a déclenché des salves d'applaudissements et des réactions  déchaînées comme à l'époque de Farinelli ! Mission accomplie.