Handel SEMELE, Lille 06.X.2022

          L’opéra de Lille ne cesse de nous faire profiter de sa passion pour la musique baroque et en particulier les oeuvres du compositeur Georg Friedrich Haendel sous la direction de la plus barockeuses des cheffes d'orchestre Emmanuelle Haïm. On se souvient des réussites qu'ont été Tamerlano il y a dix-huit ans, Giulio Cesare ou plus recemment Il Trionfo del Tempo e del Disinganno ou Rodelinda. Cette fois c'est le drame de Semele que le public lillois découvre ce jeudi 6 octobre 2022 en cette soirée de première. Une oeuvre atypique dans toute la production du Caro Sassone,  à mi-chemin entre l'oratorio et l’opéra. L'oeuvre met en scène la mortelle Semele, qui délaisse son mariage avec Athamas pour vivre sa passion avec le Dieu Jupiter et ainsi s’élever au rang des immortels. Mais c'était sans compter sur la perfide Junon et son acolyte Iris qui la mèneront inexorablement à sa destruction. 

         Barrie Kosky, désormais un habitué des productions haendéliennes (sublime Saul à Glyndebourne, Agrippina à l'inspiration inégale à Munich et à Londres), signe la mise en scène de cette Semele lilloise, une production à laquelle BAROQUENEWS avait déjà eu l'occasion d'assister en 2019 à l’opéra comique de Berlin (une reprise de 2018. Voir les trois distributions sous notre compte-rendu). Alors qu'à Berlin cette production nous avait laissé quelque peu sceptiques, elle gagne étonnamment en intérêt et en force dramatique au sein de l’intimité  du théâtre de Lille mais surtout grâce à une distribution totalement impliquée vocalement et scéniquement parlant.

         Dès le lever de rideau, nous sommes saisis par l'atmosphère macabre qui règne dans ce "manoir" qui a été visiblement en proie aux flammes et qui doit pourtant célébrer le mariage de Semele et d'Athamas. Des cendres encore fumantes notamment, sont les stigmates d'un feu dévastateur. Il règne une atmosphère fortement empreinte de la littérature gothique anglaise de la fin du XVIIIe siècle , à la fois sombre et élégante, inquiétante et surnaturelle. Nous sommes au coeur des romans des maîtres du genre tels qu'Ann Radcliffe, Matthew Lewis ou Charles Maturin : le tas de cendres se soulève soudain et un être brûlé vif et ensanglanté en sort péniblement. Il s'agit de Semele renaissant, tel le phœnix, de ses cendres. On comprend alors que l'opéra commence par la fin. L'idée et l'esthétique séduisent et fascinent d'emblée et l'on s'attend alors à une montée en puissance de la mise en scène. Malheureusement, le spectacle ne va pas vraiment évoluer, le décor restera unique tout du long (l'univers céleste de Jupiter par exemple restera invariablement sombre), et peu d'idées brillantes ou de changements vont émerger. Barrie Kosky nous avait tellement gâté avec son Saul (voir notre compte-rendu) que nos attentes étaient peut-être un peu trop élevées.

Dans cette production, Jupiter et Semele ne semblent pas avoir de véritables sentiments l'un pour l'autre : Jupiter, avec son physique démesuré, souhaite davantage s'amuser avec son nouveau "jouet", quand la frêle Semele paraît davantage intéressée par son élévation sociale qu'autre chose. D´aucuns trouveront même que leur idylle, peu crédible, tourne au ridicule quand Jupiter tente de divertir la capricieuse Semele en lui faisant un piètre show "I must with speed amuse her" (au point de mimer une balle dans la tête). Et que penser d´Athamas s´occupant des fleurs, certes de façon compulsive comme un aliéné, alors que sa fiancée Semele vient juste d’être enlevée sous ses yeux en plein mariage ? 

Reste heureusement quelques bonnes idées : Semele happée par la cheminée par laquelle elle disparaît pour rejoindre le Dieu Jupiter. Elle paraît derrière le miroir, telle une créature christique qui sera sacrifiée en guise de don aux Dieux. Il y a aussi les effets de "magie" comme ceux de Junon qui a le pouvoir de contrôler les autres personnages à distance ou Somnus manipulant Semele pendant l´air "My racking thoughts". Quelques notes d'humour viennent également animer la soirée comme le crissement strident des ongles de Junon sur le miroir, folle de rage à l´idée qu´une Semele veuille lui ravir son époux. Le récitatif redistribué entre Ino et Junon est déroutant, on ne sait plus qui chante quoi (Junon est déguisée en Ino). Notons aussi la présence  saisissante de pauses qui s'apparentent à de veritables peintures relatives à l'esthétique gothique anglais. 

Ce spectacle qui n´avait pas vraiment convaincu à Berlin, est magnifié ici en grande partie par l´implication survoltée de la distribution, certainement encouragée par un travail intense de la part de David Merz, qui était chargé de reprendre cette mise en scène. A commencer par la soprano Elsa Benoit qui signe là, une Semele d'exception. On est d'emblée saisi et conquis par le timbre fruité et rond d'un soprano souple et rompu aux exigences du langage baroque. Une voix qui se charge de couleurs et d´éclat en s´intensifiant notamment dans l´air "With fond desiring". Son interprétation de l'arioso "O Jove" au début de l’œuvre, surprend par son caractère incantatoire. Séduisant et sexy "Endless pleasure". Délicat et langoureux "O sleep". L´impressionnante virtuosité et expressivité des airs "Myself I shall adore" (dont le da capo a été injustement tronqué) ou "No, no I´ll take no less". Le rôle de Semele est généreusement servi par la partition, une dizaine d´airs, et chacun d´eux a été savouré avec délice et vécu comme un précieux moment lyrique impérissable.

L´autre voix qui se surpasse dans ce spectacle c´est celle du contre-ténor Paul-Antoine Benos-Djian qui ne cesse de nous épater (après ses rôles de Nireno puis de Tolomeo puis de Cesare de Giulio Cesare, ou Dydimus dans Theodora) ici, il est comme survolté voire possédé par une fougue communicative. Son personnage, naïf, enthousiaste et maladroit passionne même s´il frise la caricature, car la voix est éclatante et les vocalises virtuoses et impeccables. C'est à un véritable show pyrotechnique auquel cet artiste nous convie.

Comme à Berlin, c´est l´excellent baryton-basse Evan Hughes qui interprète le rôle du monstre Somnus. Eminement lascif, avec ce physique presque machiavélique et sexy à la fois, il joue son rôle à la perfection, et nous comble avec ses notes d´outre-tombe. 

Stuart Jackson, en revanche, rescapé de la seconde tournée berlinoise, donne satisfaction dans le rôle de Jupiter sans enthousiasmer pour autant.  Alors qu´il etait le sauveur du spectacle à Berlin, en l´espace de trois ans, la voix n´est déjà plus aussi séduisante.  

La dernière rescapée berlinoise, est la mezzo-soprano Ezgi Kutlu, scéniquement une Junon délicieusement détestable. On se régale de sa perfidie, de son jeu de scène manipulateur, colérique et un tantinet sadique. Vocalement moins convaincante, son grand air "Hence, hence Iris hence away" ne déclenche pas l´enthousiasme escompté. Les vocalises manquent de souplesse et leurs exécutions questionnent, le timbre n´est pas non plus des plus séduisants même  pour ce rôle de "sorcière". Sans parler des mezzo-sopranos "du passé" qui ont marqué le rôle comme Maryline Horne, nous avons vécu des expériences bien plus convaincantes tout recemment : à Beaune avec l´impressionante Dara Savinova et surtout au Barbican de Londres avec l´incroyable mezzo colorature d'Elizabeth DeShong qui nous a procuré un choc vocal que l´on n´est pas prêt d´oublier de sitôt.

Dans le rôle d´Ino, soeur de Semele, nous découvrons la mezzo-soprano Victoire Bunel qui s´est montrée fort touchante notamment dans l´air "Turn hopeless lover", en nous offrant une interprétation douloureuse et révoltée à la fois. On remarque pourtant que la voix a tendance à se serrer sitôt que la chanteuse passe dans la partie grave, partie qu´elle évite d´ailleurs dans le da capo.

Le petit mais marquant rôle d´Iris était confié à la semillante soprano Emy Gazeilles, dont on retiendra lˋair "There from mortal" : une performance pop débridée dont la fraîcheur et le grain de folie nous ont fait le plus grand bien. 

Enfin on appréciera la clarté et le mordant de la voix de Cadmus, interpreté par le baryton-basse Joshua Bloom. 

Last but not the least, le choeur du Concert d´Astrée n´appelle que des éloges : homogène, puissant et expressif, extrêmement bien préparé par le chef Richard Wilberforce. Le même commentaire s´applique à l´orchestre Le Concert d´Astrée, mené avec fougue et sens du drame par une Emmanuelle Haïm en grande forme.