Handel ALCINA, Paris 7.II.2023 & Madrid 15.II.2023

Georg Friedrich Handel : ALCINA, opéra seria en trois actes, sur un livret anonyme, adapté sur celui de 'L'Isola d'Alcina' de Riccardo Broschi d'après l'Orlando Furioso de Ludovico Ariosto. 

Paris, philharmonie 7.II.2023

Madrid, auditorium 15.II.2023


Alcina : Magdalena Kožená, mezzo-soprano

Morgana : Erin Morley, soprano

Oberto : Alois Mühlbacher, soprano enfant

Ruggiero : Anna Bonitatibus, mezzo-soprano

Bradamante : Elizabeth DeShong, contralto

Oronte : Valerio Contaldo, tenor

Melisso : Alex Rosen, baryton-basse

Les Musiciens du Louvre 

Marc Minkowski, direction

Magdalena Kozena à Madrid

Photos Rafa Martin (Madrid)

Un orchestre enflammé et une distribution de rêve !

          Grand amateur et performer du compositeur Georg Friedrich Haendel, le maestro Marc Minkowski connaît ses partitions sur le bout de sa baguette. A l'occasion d’une tournée européenne, il reprend l’opéra Alcina qu’il avait déjà eu l’opportunité d’interpréter à Vienne notamment (un DVD en témoigne). Cette fois le chef nous propose de nous faire revivre le drame de la magicienne Alcina en version de concert. BAROQUENEWS a pu assister à deux des performances de la tournée, l’une donnée dans le somptueux écrin de la philharmonie de Paris, l’autre au coeur du non moins somptueux auditorium de Madrid, avec une semaine de décalage et  une configuration spatiale plus avantageuse. Entre temps, un enregistrement cd pour le label Pentatone a été réalisé. Alors pas question de lésiner sur les moyens : un orchestre extrêmement dense, au son riche et généreux. Un luxe fort appréciable, que le public du repertoire baroque connaît peu (cantonné la plupart du temps à des orchestres de chambre, certainement pour des raisons budgétaires). Heureusement le son est dosé avec le plus grand soin pour ne jamais couvrir les voix mais fait l’effet d’un 'tsunami' lorsque l’orchestre peut enfin se “lâcher”. Une direction enflammée qui met la théâtralité au cœur de l’œuvre et dont les parties sont enchaînées comme si elles ne faisaient qu’une, sans distinction aucune entre airs et récitatifs.  Un drame passionnel d’autant plus bouleversant lorsqu’il est porté par une distribution de haut niveau comme celle réunie pour ces occasions et qui réservera bien des surprises. 

          En effet, Marc Minkowski revient à ses premières amours en distribuant le rôle-titre à l’une de ses muses d’antan (son Sesto puis sa Cleopatra dans Giulio Cesare notamment) : la mezzo-soprano Magdalena Kozena. Une interprète que l’on pensait en baisse de régime ces dernières années mais qui incarne ici une Alcina mémorable. Inspirée et bien chantante avec son timbre enjôleur, son médium riche et sa voix particulièrement bien projetée, nul doute que l'on a affaire à une grande dame du chant lyrique.

Le choix d’un mezzo-soprano dans ce rôle de soprano s’avère payant (comme avec sa Cleopatra dans l’enregistrement de Giulio Cesare de Marc Minkowski). Il a l’avantage d’ouvrir des possibilités de contrastes et des couleurs inhabituelles. Forte et fragile à la fois, elle dresse le portrait déchirant d’une femme blessée, abandonnée et désespérée de perdre son seul amour. A lui seul, l’air “Ah mio cor” constitue un condensé des moyens vocaux et expressifs exceptionels dont dispose l’interprète. Les pianissimi déchirants font frissonner et la plainte vous serre le ventre quand elle se mue en cri désespéré et outragé. Certainement le highlight de la soirée.             

          Anna Bonitatibus, que l’on n’attendait pas vraiment dans le rôle de Ruggiero, a conquis le public avec son grain de voix si special et si séduisant mais surtout par son art subtil de la mezza-voce et d'envoûtants pianissimi. Son déficit  de virilité est largement compensé par une sensibilité à fleur de peau. Son subtil phrasé délie chaque mot, chaque accent ou inflexion de la partition et donne au texte mille nuances de couleurs et de sensibilités. La virtuosité nécessaire au rôle n’est pas en reste pour autant et la bravoure dont la chanteuse fait preuve dans le redoutable “Sta nell’Ircana” suscite l’admiration. Signalons, que la mezzo-soprano italienne chantera très bientôt le rôle titre de l’opéra Serse du même Haendel au festival de Halle.           

          Erin Morley, cristalline et brillante Morgana nous a séduit par sa fraîcheur et sa sensibilité. Elle incarne certes une Morgana légère et insouciante, “Tornami a vagheggiar” mais ce sont bien les airs les plus alanguis tels que “Ama sospira” accompagné du violon sensible d’Alice Piérot et plus encore l’air “Credete al mio dolore” accompagné du violoncelle enchanteur de Gauthier Broutin qui nous ont fait fondre d’émotion. La rondeur et la beauté de ses notes aiguës, à la façon d’une Amanda Forsythe, ont fini de nous achever.            

          Et que dire d’Oronte, l’amant éconduit interprété par un Valerio Contaldo dont on ne sait plus quoi vanter en premier. Tout y est: timbre somptueux et voix virile, virtuosité, implication, sens du drame. Chaque air se savoure comme le bon vin.            

          La surprise est venue du petit Oberto, interprété par le désormais jeune homme Aloïs Mühlbacher. Il incarnait déjà à Vienne en 2011 ce même rôle, il sortait alors tout droit des Wienerknabenchor. Seulement l’enfant soprano a grandi avec l’étonnante particularité d’avoir gardé une partie de son soprano d’enfant désormais mêlé à une voix de contre-ténor. Ce mélange complètement insolite nous a bluffé et convient parfaitement à cet enfant fragile mais courageux. Il est prêt à défier de sa lame la dangereuse ensorceleuse, pour retrouver son géniteur. 

          Il est regrettable que la partition du Caro Sassone ne réserve au rôle de Melisso qu’un seul air, quand on tient un baryton-basse de la qualité d’Alex Rosen. Voix impérieuse, désormais incontournable du paysage baroque. Nous avons pu l’apprécier précédemment dans Ariodante (Il Pomo d’Oro, Corti à Essen) et le Messie (sous la direction de Franco Fagioli à Versailles).          
          Enfin, la palme revient au rôle de Bradamante qui a fait sensation. Disons le sans détours, la voix de la contralto colorature d’Elizabeth DeShong relève de l’exceptionnel. Comment résister et ne pas s’enthousiasmer à l’écoute de ce timbre noir comme le jais et de ces vocalises claires et lumineuses décochées à la vitesse de l’éclair ? Les contrastes sont saisissants et les effets vocaux étourdissants. On se souvient encore de sa fulgurante et marquante interprétation du rôle de Junon dans l’opéra Semele qui avait fait trembler le Barbican de Londres il y a quelques années. Signalons qu’elle aurait dû chanter le rôle-titre de Rinaldo à Glyndebourne en août 2019 mais avait dû déclarer forfait à la dernière minute alors qu’elle avait participé à toutes les répétitions.            

          Mais quel dommage d’avoir fait le choix de placer les chanteurs derrière l’orchestre à la philharmonie de Paris. Le déséquilibre sonore a suscité une bonne dose de frustration auprès du public assis de face. À Madrid en revanche, seuls quatre airs, le trio et le final ont été chantés derrière l’orchestre. Le public a pu vivre le drame d’Alcina plus intensément avec des chanteurs à la proximité quasi intimiste. Notons, que l’œuvre a été donnée dans son intégralité (aucun da capo n’est passé à la trappe) en frisant les 4h de concert. Nul doute que la gravure discographique de cette Alcina se hissera parmi les meilleures à sa sortie car elle  apporte, au vu du concert, un regard neuf et différent des autres versions.

                                                                                     Ruggero Meli