Paris, Opéra Garnier, dimanche 29 juin 2025, 15h
Jacques OFFENBACH : LES BRIGANDS, opéra-bouffe en trois actes (1869) sur un livret d'Henri Meilhac & Ludovic Halévy
Falsacappa : Marcel Beekman
Fiorella : Marie Perbost
Fragoletto : Antoinette Dennefeld
Antonio (le caissier) : Sandrine Sarroche
Le Baron de Campo-Tasso : Yann Beuron
Le Chef des carabiniers : Laurent Naouri
Le Prince de Mantoue : Mathias Vidal
Le Comte de Gloria-Cassis : Philippe Talbot
La Princesse de Grenade : Adriana Bignagni Lesca
Carmagnola : Leonardo Cortellazzi
Domino : Éric Huchet
Barbavano : Franck Leguérinel
Pietro : Rodolphe Briand
Zerlina : Ilanah Lobel-Torres
Fiametta : Clara Guillon
Bianca : Maria Warenberg
La Marquise : Doris Lamprecht
La Duchesse : Hélène Schneiderman
Le Précepteur : Luis-Felipe Sousa
Cicinella : Marine Chagnon
Adolphe de Valladolid : Flore Royer
Sangrietta/Pipa : Manon Barthélémy
Tortilla : Rachella Kingswijk
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Direction musicale : Stefano Montanari
Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu
Mise en scène : Barrie Kosky
Décors : Rufus Didwiszus
Costumes : Victoria Behr
Lumières : Ulrich Eh
Chorégraphie : Otto Pichler
Mais qu’avaient en tête Offenbach et ses complices quand, à la fin du 19ème siècle, ils ont écrit et mis en musique « La Vie parisienne », « La Belle Hélène » ou « La Grande Duchesse de Gérolstein » ? Faire rire, apporter de la joie et de la gaieté au peuple de Paris ! Ce n’est sans doute pas un hasard si « Les Brigands », création du 10 décembre 1869, ont été créés au bien nommé Théâtre des Variétés et que la mise en scène soit reprise modifiée en 1879 au non moins bien nommé Théâtre de la Gaité. Un siècle et demi après, les Brigands se sont en apparence embourgeoisés. Ils migrent vers les ors d’un bâtiment de quelques années postérieur à leur naissance. Ils envahissent la scène de l’Opéra Garnier, bousculent la tradition et imposent une joyeuse exubérance, la fantaisie et l’esprit boulevardier.
Mis en scène par Barrie Kosky, trublion australien à l’imaginaire flamboyant, et dirigés musicalement par Michele Spotti, les « Brigands » sont portés par une distribution de grande qualité qui allie présence scénique et expressivité à la qualité vocale. Le spectacle s’impose dans un déroulement éblouissant où, du premier acte au dernier, le regard se perd dans des décors et des costumes somptueux et l’ouïe se régale d’airs entraînants aux paroles mordantes. Le chœur des carabiniers, le plus connu du profane, entraîné par Laurent Naouri, rythmé par les pas des danseurs costumés en gendarmes, en est une bonne illustration. « Nous sommes les carabiniers, la sécurité des foyers ; mais par un malheureux hasard, au secours des particuliers, nous arrivons toujours trop tard ».
Mais que retient-on surtout du spectacle ? D’abord une ouverture impeccable où, dès le lever du rideau, Marcel Beekman, en Drag Queen somptueusement et voluptueusement vêtu d’une robe ultramoulante rouge, entouré de danseurs à l’érotisme assumé outrancier, donne le ton. En résonance avec la cérémonie d’ouverture des JO, on s’attendrait presque à voir un Philippe Katerine envahir la scène, mais Beekman alias Falsacappa tient très solidement debout (il est en contraste avec la gracilité des danseurs, un pilier dandinant), brandit un pistolet vers le public, roule des yeux, tire la langue et entraîne dès les premières mesures l’orchestre et le public dans un récit qu’il veut être le sien. Le chef des brigands tente d’imposer son rythme même s’il est chahuté par les membres de sa bande qui revendiquent bruyamment plus d’argent, plus de butin, plus de pouvoir d’achat, en écho à des revendications sociales bien contemporaines. Il est également bousculé par sa fille Fiorella, incarnée par Marie Perbost, et l’amant de celle-ci, Fragoletto, joué par Antoinette Dennefeld, qui, jeunes et dynamiques, lui volent la vedette.
Comme toujours chez Offenbach, les jeux de miroirs, les traversées de couloirs et de corridors sont là pour révéler les désordres du monde, les injustices et les vanités. Mais tout est léger et sautillant, à l’inverse de la pompe et de la gravité des puissants de ce monde. Le stratagème imaginé — capturer, emprisonner des Espagnols, se faire passer pour eux pour récupérer une dot versée par les Italiens — va courir tout au long des trois actes. Mention spéciale pour l’arrivée des Espagnols dans la scène 9 du deuxième acte. Sortis tout droit d’un tableau de Vélasquez, accompagné de statues sacrées gigantesques, entouré d’une innombrable escorte de courtisans somptueusement (et l’adverbe est faible) costumés, Philippe Talbot, dans le rôle du comte de Gloria-Cassis, entonne l’air « Jadis vous n’aviez qu’un’ patrie. Maintenant vous en aurez deux. La nouvelle, c’est l’Italie, L’Espagne’, c’est cell’ de vos aïeux… » Si sa voix manque peut-être un peu de puissance, son expression faciale toute en dignité ridicule, sa diction et son jeu de scène, la puissance du chœur, entraînent l’adhésion immédiate et l’hilarité emporte la salle.
La caricature « il y a des gens (prononcez “jens” !) qui se disent espagnols mais qui ne sont pas du tout espagnols », la chorégraphie de danseurs habillés en toreros, droits et élégants, sanglés dans leurs habits, perruques orange sur la tête et aux expressions hiératiques de fierté, le claquement des pieds qui rythme la musique et s’invente percussions, tout emporte le public. Il en est ainsi tout au long d’un spectacle qui se réinvente régulièrement dans une mise en scène totalement échevelée.
Les seules petites réserves tiennent au traitement boulevardier et un peu facile des bouts rimés, des dialogues qui ancrent les brigands dans notre époque — « il faut se méfier des banquiers qui deviennent Présidents » — mais ces réserves ne sont rien et ne compromettent pas l’élan qui parcourt la salle de la première à la dernière note.
Barrie Kosky et ses complices administrent la preuve de la contemporanéité du grand Jacques Offenbach et de sa capacité à enflammer tous les publics dans les galops d’une fête qui tisse des liens à 150 ans de distance entre les Parisiens du Second Empire vieillissant et ceux de notre Cinquième République quelque peu fatiguée.
Jean-Pascal Paillette