Des bas et des hauts
Festival de Salzbourg, Haus für Mozart, dimanche 3 août 2025 à 19h
Georg Friedrich HAENDEL (1685-1759) : GIULIO CESARE
Giulio Cesare Christophe DUMAUX
Cleopatra Olga KULCHYNSKA
Tolomeo Yuriy MYNENKO
Cornelia Lucile RICHARDOT
Sesto Federico FIORIO
Nireno Jake INGBAR
Achilla Andrey ZHILIKHOVSKY
Curio Robert RASO
Le Concert d'Astrée
Direction Emmanuelle HAÏM
Mise en scène et décors Dmitri TCHERNIAKOV
Cesare dans un bunker : la vision crépusculaire de Tcherniakov
Les lumières s’éteignent, le spectacle commence. Mais elles se rallument aussitôt, accompagnées d’une sirène stridente et d’un message d’alerte incitant à se mettre à l’abri. Inquiétude palpable dans la salle : faut-il évacuer ? Passée cette frayeur initiale, le public découvre que les personnages – et lui avec eux – sont confinés dans un bunker. Un décor d’une laideur glaciale, austère, oppressant, qui restera inchangé jusqu’au bout. Ici, point de faste, ni d’Égypte, ni de Cesare triomphant ou de Cléopâtre séductrice : les costumes sont contemporains, les repères baroques pulvérisés. Dmitri Tcherniakov propose une déconstruction radicale, une dystopie minimaliste centrée sur des individus enfermés, en lutte de pouvoir et d’amour. Une transposition qui fera grincer des dents les puristes attachés au livret.
Une austérité visuelle et des tensions psychologiques qui finissent par lasser
On devine qu’à l’extérieur, la guerre fait rage. À l’intérieur, il faut bien tuer le temps – pour les personnages comme pour les spectateurs. Tcherniakov installe une atmosphère claustrophobique, un huis clos pesant où les protagonistes, polytraumatisés, sont poussés à des comportements extrêmes, cruels, parfois inhumains. On pense au film Le Grand Embouteillage de Comencini, dans lequel les personnages coincés sur l’autoroute laissent peu à peu surgir leurs instincts les plus abjects… et parfois les plus nobles. Sauf qu’ici, même les rares éclats de lumière sont happés par la noirceur d’ensemble. L’austérité visuelle s’éternise et engendre l’ennui, surtout dans la première partie où l’action a été annihilée. On chante assis, mains dans les poches, ou en buvant un café. Cette inaction assumée, censée souligner la tension psychologique, finit par lasser. Le concept du confinement tourne à vide et se retourne contre le metteur en scène, prisonnier de son propre dispositif.
Une seconde partie plus inspirée mais tardive
Heureusement, la seconde partie offre quelques échappées plus inspirées. Cornelia se moque de son fils incapable, jusqu’à l’embrasser : une dérive incestueuse certainement pour le pousser à devenir un homme. Giulio Cesare est abattu de trois coups de feu glaçants. On croit à sa mort dur comme fer au point que l'on se demande si le livret n'aurait pas été modifié. Enfin, le spectacle décolle : la douleur de Cléopâtre devient poignante dans un 'Se pietà' déchirant de sincérité. Cesare, blessé, revient du front et livre un Aure deh, per pietà bouleversant, suspendu dans le temps. La tentative de viol de Cornelia par Tolomeo, finalement avortée, ajoute encore à la violence de l’ensemble. Sesto, quant à lui, sombre dans une folie irréversible. Cléopâtre ne parvient même plus à se réjouir du retour de Cesare, qu’elle prend pour une ombre. L’opéra s’achève sur des paroles de joie… mais tous sont brisés.
Christophe Dumaux souverain
Les rares éclaircies sont le fait de l’engagement de plusieurs chanteurs, qui relèvent sensiblement le niveau. À commencer par Christophe Dumaux, magistral en Giulio Cesare. Aussi convaincant acteur que chanteur, il habite son rôle avec une autorité naturelle. Dans 'Empio, dirò, tu sei', ses vocalises fusent avec une virtuosité et une précision saisissantes. Mais c’est dans 'Aure deh, per pietà' qu’il atteint le sublime, livrant un moment d’une intensité rare. À elle seule, cette aria justifiait le déplacement.
Une Cléopâtre tragique mais pas tout à fait baroque
Face à lui, Olga Kulchynska ne démérite pas. Son soprano ample et bien projeté s’épanouit surtout dans la seconde partie, où elle révèle de réelles qualités de tragédienne. Son 'Se pietà' est d’une beauté rageuse, d’un désespoir bouleversant. Toutefois, dans le registre virtuose 'Da tempeste', la chanteuse semble moins à son aise : les vocalises manquent de naturel, l’agilité paraît forcée. Elle demeure néanmoins une interprète solide, même si ce répertoire n’est peut-être pas celui qui la met le plus en valeur.
Tolomeo, Cornelia et Sesto : portraits contrastés
Yuriy Mynenko campe un Tolomeo un peu en retrait. Habitué à briller dans le rôle-titre, il semble moins inspiré par ce dandy sadique à la mèche blonde, même s’il impressionne dans 'Domerò la tua fierezza'. Lucile Richardot incarne une Cornelia vampirique et castratrice. Son contralto très marqué ne laisse pas indifférent : on aime ou pas. Mais ce surjeu vocal fait parfois regretter la subtilité et la noblesse qu’on attend de ce personnage. D'ailleurs le célèbre duo 'Son nata a lagrimar / Son nato a sospirar' avec son fils passe à côté de l'émotion. Federico Fiorio, en Sesto, offre un chant inégal. Sa voix, plutôt monochrome et parfois stridente, convient paradoxalement bien au personnage impuissant mais révolté et pris de démence imaginé par Tcherniakov. Il parvient toutefois à livrer un Cara speme d’une douce fragilité,
Seconds rôles : entre efficacité et éclat
Andrey Zhilkhovsky dans le rôle d'Achilla s’acquitte efficacement de sa tâche, sans éclat particulier. En revanche, mention spéciale pour le Nireno de Jake Ingbar, contre-ténor chaleureux et mordant, ici un personnage moqueur et cynique. Pour une fois, son unique air 'Chi perde un momento' a été conservé – un moment savoureux.
Une direction musicale propre
À la tête du Concert d’Astrée élargi pour l’occasion, Emmanuelle Haïm dirige avec rigueur et clarté. Sa lecture est propre, parfois théâtrale, mais un peu sage. Celle qui a longtemps incarné une certaine modernité dans l’approche baroque semble désormais figée, dépassée par des chefs comme George Petrou ou Gianluca Capuano, qui osent davantage et creusent plus loin dans les affects comme dans les contrastes.
Une relecture radicale inaboutie
Une transposition intellectuellement stimulante mais inaboutie sur le plan scénique. On pourra comprendre l’agacement de certains spectateurs, surtout ceux ayant déboursé 475 € pour un fauteuil. Tcherniakov passe, hélas, à côté de l’œuvre de Haendel, qu’il enferme dans un dispositif rigide, au détriment de sa richesse dramaturgique et émotionnelle. L'oeuvre en ressort abîmée.
Festival de Salzbourg, Haus für Mozart, lundi 4 août 2025 à 19h
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : MITRIDATE, RE DI PONTO
opera seria en trois actes K. 87 (1770) sur un livret de Vittorio Amedeo Cigna-Santi d'après la tragédie de Jean RacineMithridate dans la traduction en italien de Giuseppe Parini
Version de concert semi-scénique
Pene Pati - Mitridate
Sara Blanch - Aspasia
Elsa Dreisig - Sifare
Paul-Antoine Bénos-Djian - Farnace
Julie Roset - Ismene
Seungwoo Simon Yang - Marzio
Iurii Iushkevich - Arbate
Mozarteum Orchestra Salzburg
Rupert Burleigh - Fortepiano/Director of Studies
Adam Fischer - direction musicale
Birgit Kajtna-Wönig - mise en espace
Mara Wild - vidéo
Mitridate sous haute tension
À Salzbourg, la représentation de Mitridate, re di Ponto de Mozart a pris des allures de thriller politique, dans une version de concert enrichie d’une mise en espace plutôt efficace voire ingénieuse. La direction musicale nerveuse et captivante d’Ivan Fischer et la distribution vocale de haut niveau ont contribué à faire de cette soirée un moment intense de théâtre musical.
Une scénographie sobre mais efficace
transforme l’espace scénique en terrain de jeux de pouvoir. Les chanteurs investissent l’avant-scène, les côtés et même l’arrière-plan après avoir gravi quelques marches symboliques : l’ascension vers le trône, littéralement placé en hauteur, au fond de la scène, auréolé d’or. Deux chaises l’encadrent, comme pour rappeler que toute domination se partage… ou se conteste. Une estrade latérale vient compléter ce dispositif minimaliste mais fonctionnel.
Les chanteurs n’hésitent pas à briser la sacralité du concert : objets fracassés, gestes rageurs, verres explosés, et même un violon détruit sur scène. Le chef lui-même s’est fait chasser de son estrade. Le tout dans une dynamique scénique qui donne chair aux tensions politiques et affectives de l’intrigue.
Une distribution de haut vol
Pene Pati incarne un Mitridate autoritaire et solaire. Son panache et ses aigus projetés avec une insolente aisance imposent le respect. La voix n’est pas toujours raffinée, mais elle possède une puissance et une précision qui percutent immédiatement.
Face à lui, Sarah Blanch s’impose en Aspasia. Remarquée récemment à Rome dans La Resurrezione de Haendel, elle confirme ici sa stature : vocalises agiles, aigus lumineux, et une grande capacité à incarner la douleur et la dignité d’une héroïne tragique.
Elsa Dreisig retrouve ici le rôle de Sifare, qu’elle avait déjà incarné à Berlin. Sa voix claire voire blanche qui pourrait déplaire à certains, et son timbre presque androgyne se déploient avec une force tranquille et une projection maîtrisée. Elle campe avec élégance ce prince vertueux, alliant précision et sens dramatique. On se souvient qu’elle avait été nettement moins convaincante dans le rôle d’Alcina l’an passé. Voir notre compte rendu.
Autre moment fort : le Farnace de Paul-Antoine Bénos-Djian. Costume de rebelle et cigarette à la main, son personnage est un bad boy caricatural… mais sa voix, ample et nuancée, fait vite oublier cet artifice. Son timbre rond, tendant vers le contralto, limite ses possibilités dans les cadences aiguës (moins étourdissantes que celles d’un Carlo Vistoli, par exemple), mais l’émotion et la technique sont bien au rendez-vous.
Dans le rôle plus éthéré d’Ismene, Julie Roset séduit par sa voix limpide et son timbre délicat. Elle incarne la candeur et l’élégance, offrant un contrepoint apaisé aux affrontements familiaux et politiques des autres protagonistes.
Enfin, Seungwoo Simon Yang doit affronter le redoutable air de Marzio, personnage secondaire mais exigeant. Mozart ne l’épargne pas, et malgré quelques vocalises savonnées, le ténor parvient à défendre honorablement ce passage périlleux.
Un dispositif visuel bienvenu
Un mot enfin sur le dispositif visuel proposé au public : en lieu et place des surtitres traditionnels, un système vidéo bilingue (allemand/anglais) affichait des résumés de l’action, enrichis de schémas animés en noir et blanc. Une initiative originale et pédagogique, qui permettait de mieux suivre les enjeux parfois complexes du livret.
En somme,
cette soirée salzbourgeoise prouve, s’il le fallait encore, que Mitridate n’est pas un simple opéra de jeunesse, mais une œuvre de pouvoir, de passion et de politique, capable de s’incarner avec force lorsque la mise en espace, la direction musicale et les voix s’alignent dans une telle cohérence artistique.
On pourra toutefois regretter les nombreuses coupures apportées à la partition, qui nuisent à la richesse dramatique et musicale de l’œuvre dans son intégralité.
Ruggero Meli
Festival de Salzbourg, Haus für Mozart, mardi 5 août 2025 à 19h
Antonio VIVALDI (1756-1791) : Hotel Metamorphosis, pasticcio en un prologue et deux actes, constitué de cinq tableaux : Pygmalion – Arachne – Myrrha – Echo & Narcisse – Eurydice in der Unterwelt, sur un livret tiré des Métamorphoses d’Ovide dans une traduction allemande de Hermann Heiser. Créé à Salzbourg à la Haus für Mozart le 31 juillet 2025.
Eurydice / Arachne : Cecilia Bartoli
Statua / Myrrha / Echo : Lea Desandre
Minerva / Nutrice / Juno : Nadezhda Karyazina
Pygmalion / Narcissus : Philippe Jaroussky
Orpheus : Angela Winkler
Chœur : Il Canto di Orfeo
Chef de chœur : Jacopo Facchini
Les Musiciens du Prince – Monaco
Direction musicale : Gianluca Capuano
Conception et mise en scène : Barrie Kosky
Décors : Michaël Levine
Eclairages : Frank Evin
Costumes : Klaus Bruns
Chorégraphies : Otto Pichler
Vidéo : rocafilm
Conception et dramaturgie : Olaf A. Schmitt
Edition musicale : Pedro Beriso
Un projet vivaldien ambitieux mais inégal
Un patchwork visuel
Un décor de chambre d’hôtel, des projections vidéo omniprésentes, des danses chorégraphiques modernes, et surtout près de quarante airs, chœurs et extraits instrumentaux de Vivaldi : voilà les ingrédients de Hotel Metamorphosis, le nouveau spectacle de Barrie Kosky. L’idée : mettre en scène cinq métamorphoses d’Ovide, ici enchaînées l’une après l’autre. Mais faute de véritable fil narratif, l’ensemble apparaît comme une succession de vignettes. Un semblant de lien est assuré par l’actrice Barbara Winkler, en narratrice volubile. Sa logorrhée en allemand — alors que les airs sont chantés en italien — finit par lasser. Sa voix, dure et insistante, rend vite superflu le surtitrage des textes d’Ovide et de Rilke, que l’on cesse de suivre tant l’interprétation parasite le rythme du spectacle.
Les 5 récits
Les épisodes choisis parcourent quelques-uns des mythes les plus célèbres :
• Pygmalion et sa poupée
• Arachné, aux prises avec Minerve
• Myrrha, aux allures de bimbo provocante, dans une histoire d’inceste
• Écho et Narcisse,
• Orphée et Eurydice
Une esthétique éclatée
l faut reconnaître à Otto Pichler des chorégraphies inventives parfois hypnotiques. Les projections vidéo, abondantes au point de saturer, créent des atmosphères oniriques, notamment lorsque la chambre semble tanguer sous l’effet d’ondulations. Mais cette abondance visuelle ne suffit pas à masquer deux manques essentiels :
• l’absence de continuité dramaturgique, chaque tableau étant traité isolément
• le déficit de tension théâtrale, qui empêche l’émotion de s’installer.
Résultat : malgré la virtuosité plastique, le spectacle s’étire, et l’on ressent le poids des trois heures de spectacle. Barrie Kosky a beau s'évertuer à recycler plusieurs procédés de son génial Saul de Glyndebourne, cela ne suffit pas et les cris récurrents et autres éclats minaudiers appuyés de Léa Desandre en Myrrha façon « Brigitte Bardot Comic Strip », finissent par irriter plus qu’amuser.
De l'humour... et du doute
Barrie Kosky parsème son spectacle de touches humoristiques plus ou moins heureuses : Pygmalion transformé en vieux grigou un brin libidineux inséparable de sa poupée gonflable, Bartoli en geek hystérique devant son ordinateur, ou engloutie par son lit. Des trouvailles qui feront sourire certains, soupirer d’autres.
La musique de Vivaldi et la distribution au secours du spectacle
Heureusement, il reste la musique, géniale, d'Antonio Vivaldi, ses plus belles arias brillent sous la direction incandescente de Gianluca Capuano. Les Musiciens du Prince – Monaco offrent un accompagnement somptueux, nerveux et raffiné.
La distribution vocale contribue largement à sauver la soirée :
• Cecilia Bartoli, toujours généreuse de pianissimi dont elle seule a le secret, touche et impose son panache notamment dans « Armate facea », aria célèbre tirée de l'oratorio martial Juditha Triumphans. Son interprétation finale de Sposa son disprezzata (de Giacomelli, et non de Vivaldi) apporte enfin une émotion sincère, mais bien tardive.
• Philippe Jaroussky, en belle forme vocale, convainc sans pour autant éblouir comme jadis lorsqu'il faisait montre de notes aiguës comme suspendues.
• Léa Desandre, fougueuse et virtuose, impressionne par son aisance, malgré un « Anderò, volerò, griderò » laborieux en cette soirée du 5 août 2025 dans la salle Haus für Mozart de Salzbourg.
• Nadezhda Karyazina, qui remplaçait Varduhy Abrahamyan blessée, séduit par sa voix solide, sans toutefois provoquer d’enthousiasme durable.
Un projet séduisant, un résultat frustrant
Sur le papier, l’idée de magnifier Vivaldi à travers des épisodes choisis d’Ovide était séduisante, d’autant que Barrie Kosky évitait ainsi de se confronter à un opéra du « Prêtre roux », jugé trop inégal. Mais l’absence de fil conducteur dramatique et la juxtaposition de tableaux isolés aboutissent à une œuvre éclatée, plus décorative qu’émouvante. On sort donc partagé : séduit par la splendeur musicale, amusé ou agacé par les trouvailles scéniques, mais frustré par un spectacle qui manque d’unité et de souffle.
Ruggero Meli