Barcelone, Palau de la musica, mardi 21 octobre 2025 20h
GALA HAENDEL
Artistes de l’académie Anton Rubinstein
Tatiana Bikmukhametova, soprano
Yulia Vakula, mezzo-soprano
Ksenia Dorodova, soprano
Diana Nosyreva, soprano
Iveta Simonyan, soprano
Sofia Tsygankova, soprano
Andrey Nemzer, contre-ténor, soliste et coach vocal de l’Académie Anton Rubinstein
musicAeterna
Teodor Currentzis, directeur musical
G. F. HAENDEL :
Prélude de l’oratorio Theodora, HWV 68
“Augelletti, ruscelletti”, aria de l’oratorio La Resurrezione, HWV 47
“Zadok the Priest”, Antienne n*1 du couronnement, HWV 258
“Disserratevi, o porte d’Averno”, aria de l’oratorio La Resurrezione, HWV 47
“Ah! Crudel nel pianto mio”, aria de l’opéra Rinaldo, HWV 78
Ouverture de l’opéra Agrippina, HWV 6
“As with Rosy Steps the Morn”, aria de l’oratorio Theodora, HWV 68
“De torrente in via bibet”, duo et chœur du psaume Dixit Dominus, HWV 232
“Oh, Let the Merry Bells Ring Round”, aria et chœur de l’oratorio L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato, HWV 55
“Pena tiranna”, aria de l’opéra Amadigi di Gaula, HWV 11
“Eternal Source of Light Divine”, extrait de l’Ode for the Birthday of Queen Anne, HWV 74
“Alla Hornpipe, num. 2”, de la suite pour ochestre The Water Music num. 2 en ré majeur, HWV 349
“He Saw the Lovely Youth”, chœur de l’oratorio Theodora, HWV 68
“Piangerò la sorte mia”, aria de l’opéra Giulio Cesare in Egitto, HWV 17
“Ah! Stigie larve-Vaghe pupille”, récitatif et aria de l’opéra Orlando, HWV 31
“O Love Divine, thou Source of Fame”, chœur de l’oratorio Theodora, HWV 68
“Sing Ye to the Lord”, chœur et soprano solo de l’oratorio Israel in Egypt, HWV 54
Bis:
“Amarti si vorrei” de l’opéra Teseo
“Tornami a vagheggiar” de l’opéra Alcina
“Come nube che fugge dal vento” de l’opéra Agrippina
“Lascia la spina, cogli la rosa” de l’oratorio Il triomfo del tempo e del disinganno
Le chef grec a enflammé le public barcelonais avec un Haendel incandescent, spectaculaire, mais inégal. Entre extase et déroutement, sa vision radicale laisse une empreinte aussi fascinante que controversée.
Une célébration baroque sous haute tension
Teodor Currentzis ne laisse jamais indifférent. Entre fascination et rejet, chacun de ses concerts — ou plutôt de ses spectacles, tant la mise en scène y tient sa place — suscite la controverse. Rien n’est jamais tiède avec lui : sa direction, tour à tour incandescente ou suspendue jusqu’à l’immobilité, électrise ou exaspère. Le Gala Haendel donné hier soir au Palau de la Música Catalana de Barcelone n’a pas échappé à la règle.
Le programme, riche et ambitieux, alignait plusieurs « tubes » haendéliens — Pena tiranna (tiré d’Amadigi di Gaula), Piangerò la sorte mia (Giulio Cesare), l’air de folie d’Orlando (Ah! Stigie larve… Vaghe pupille), Eternal source of light divine (de l’Ode for the Birthday of Queen Anne), trois extraits de Theodora — ainsi que quelques pages moins connues du grand public. Étonnamment, l’incontournable Hallelujah du Messie n’y figurait pas.
Vertige et état de grâce
Dès l’ouverture d’Agrippina, le ton est donné : tempo effréné, contrastes tranchés, virtuosité étourdissante. L’orchestre explose de couleurs, les attaques sont fulgurantes, et le public retient son souffle. Rarement cette page aura sonné avec une telle intensité. Même réussite pour l’antienne du couronnement Zadok the Priest, emportée par une énergie irrésistible. Le chœur, d’une homogénéité remarquable, entre en scène avec puissance et ferveur, porté par une chorégraphie à la solennité quasi liturgique. Ces mouvements, rappelant les mises en scène de Peter Sellars — notamment dans Theodora —, sont du plus bel effet et contribuent à instaurer une véritable ferveur communautaire.
La soirée, d’une durée de deux heures sans pause, avance d’un bloc, dans une tension continue qui tient le public en haleine jusqu’au bout — un public d’ailleurs déchaîné à la fin, saluant Currentzis par une standing ovation.
Le culte de Currentzis
Il faut dire que la présence du chef occupe tout l’espace. Il dirige, impulse, danse, se contorsionne, vit chaque mesure au plus près des musiciens et des chanteurs. Il souffle littéralement les phrases, anticipe chaque respiration, impose sa tension dramatique jusqu’à l’excès. Les solistes, vêtus de longues tuniques de teinte uniforme — qui évoquent davantage une communauté mystique qu’un ensemble d’opéra — semblent évoluer sous son emprise. On assiste moins à un Haendel qu’à une recréation à la manière de Currentzis, où tout — phrasés, dynamiques, silences — passe par le filtre de sa personnalité dévorante. Certains passages, tellement ralentis, tordus ou modelés, ne ressemblent plus vraiment à de la musique de Haendel : la ligne baroque s’efface au profit d’une dramaturgie quasi expressionniste, puissante mais déconcertante.
Des voix inégales, un chef omnipotent
Les solistes, tous issus de l’Academia Anton Rubinstein, se succèdent pour interpréter un air chacun. Il serait vain de les citer un à un : tous possèdent des qualités certaines, mais aussi de sérieuses limites. Aucun air ni duo ne s’élève vraiment au niveau d’exigence qu’impose un tel répertoire. Manque de projection ici, de raffinement là ; sincérité de l’engagement, certes, mais émotion diffuse.
L’humour et la dérision s’invitent brièvement lorsque la mezzo Yulia Vakula, emportée par ses vocalises frénétiques, s’agite tant qu’elle finit par prendre la place du chef et conclut son air en dirigeant l’orchestre sous les rires amusés du public — un moment de légèreté inattendu au milieu d’un cérémonial presque mystique.
Entre extase et frustration
Les rares pages purement orchestrales ou chorales rappellent à quel point Currentzis demeure un interprète hors norme lorsqu’il peut s’appuyer sur des forces à sa mesure. L’orchestre et le chœur de musicAeterna lui répondent avec une précision et une intensité exemplaires, traduisant à merveille sa vision dramatique et sensuelle de Haendel.
Quatre bis prolongent la soirée, chacun confié à un soliste différent. L’intention est louable, le résultat moins convaincant. Même Lascia la spina, pourtant sommet de simplicité et d’émotion dans le répertoire haendélien, reste ici étrangement inerte.
Avec une distribution vocale plus aboutie, ce Gala Haendel aurait pu s’imposer comme un moment d’exception. Il restera plutôt comme une démonstration éclatante — mais incomplète — du génie et des excès d’un chef qui transforme tout ce qu’il touche, jusqu’à faire vaciller Haendel lui-même. Moments de pure extase, d’excitation, d’émerveillement et d’énergie tonifiante : c’est cela aussi, Currentzis.
Ruggero Meli