Paris, Opéra Garnier le 21 septembre 2025 à 14h.
Georg Friedrich HAENDEL (1685 - 1759) : ARIODANTE
Opéra en trois actes (1735) d'après Antonio Salvi 'Ginevra, principessa di Scozia', inspiré de L’Arioste, Orlando furioso.
Ariodante : Cecilia MOLINARI, mezzo-soprano
Il Re di Scozia : Luca TITTOTO, baryton-basse
Ginevra : Jacquelyn STUCKER, soprano
Lurcanio : Ruppert CHARLESWORTH, ténor
Polinesso : Christophe DUMAUX, contre-ténor
Dalinda : Sabine DEVIEILHE, soprano
Odoardo : Enrico CASARI,
Ensemble Pygmalion
Chœurs de l’Opéra national de Paris (Alessandro Di Stefano)
Direction musicale : Raphaël PICHON
Mise en scène : Robert CARSEN
Décors et costumes : Luis F. CARVALHO
Lumières : Peter VAN PRAET
Chorégraphie : Nicolas PAUL
Coproduction avec le Metropolitan Opera, New-York
Cette production d’Ariodante semble décidément marquée par la malchance : créée en 2023, elle avait vu presque toutes ses représentations annulées ou réduites à la version de concert à cause des grèves. Reprise en ce début de saison à l’Opéra Garnier, elle a de nouveau frôlé l’annulation. Mais, par bonheur, ce dimanche 21 septembre 2025, le public a pu assister à une représentation scénique complète, sans la moindre perturbation. Et le résultat fut à la hauteur des attentes.
Robert Carsen a choisi de situer l’action en Écosse, comme le veut le livret, mais dans le cadre familier d’une royauté britannique contemporaine. Le décor est somptueux : vastes salons, bibliothèque lambrissée, corniches imposantes, mobilier raffiné. Le vert écossais domine, et les kilts rappellent les Highlands autant que Balmoral. Ce cadre, à la fois réaliste et stylisé, sert magnifiquement le drame. Jamais celui-ci n’a paru aussi intense. Polinesso apparaît comme un manipulateur abject, dont la noirceur glace le sang. Face à lui, la Ginevra bafouée, répudiée injustement, nous arrache des larmes de rage. L’émotion est permanente, notamment lors du cauchemar de Ginevra, transcrit en un ballet saisissant : une scène d’une violence extrême, figurant un viol par la danse seule, sans lourdeur ni vulgarité. Encore plus cruel, le rejet de Ginevra par son père, occupé à classer ses papiers dans une indifférence glaciale, accentue la douleur. La scène du subterfuge, où le spectateur croit réellement voir Ginevra s’offrir à Polinesso, est menée avec un réalisme bluffant. Carsen va plus loin : ses clins d’œil aux paparazzi harcelant les têtes couronnées font écho à la tragédie de Lady Diana, conférant une modernité politique au livret. La fin, elle, déconcerte quelque peu : voir Ginevra rejoindre Ariodante « comme si de rien n’était », valise et billet d’avion à la main, laisse un goût circonspect. Derrière l’image, Carsen semble dire que les souverains ne sont plus que des icônes figées, destinées aux musées comme de simples statues de cire.
La distribution de 2025 ne ressemble guère à celle de 2023. Jacqueline Stucker (Ginevra) impressionne par son timbre charnu, sa prestance royale et une intensité dramatique saisissante. Son « Il mio crudel martoro » nous a bouleversé : une interprète encore trop méconnue qui confirme pourtant une stature de grande haendélienne.
Cecilia Molinari (Ariodante) séduit par son panache et un « Dopo notte » brillant, au da capo inventif. On regrette toutefois un timbre un peu trop proche de celui de Ginevra, et l’on se souvient avec nostalgie du phénoménal Ariodante d’Emily D’Angelo en 2023, d’une profondeur et d’une virilité incomparables.
Sabine Devieilhe (Dalinda) propose une lecture fragile et sensible, à la voix aérienne. Si l’on attendait davantage de pyrotechnies dans les cadences, on reste charmé par sa délicatesse.
Christophe Dumaux (Polinesso), fidèle au rôle, reste un interprète de référence : ses éclats métalliques, ses vocalises virtuoses et son timbre acéré confèrent à son personnage un pouvoir de menace redoutable.
Quant à Luca Tittoto (le Roi), sa voix ample et souple, alliée à une autorité naturelle, donne une profondeur humaine — et parfois cruelle — au rôle.
À la tête de l'ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon insuffle une théâtralité et une énergie incomparablement plus vives que celles d’Harry Bicket lors de la création. La fosse respire, le continuo pétille, les couleurs jaillissent. Quelques décalages dommageables ont émaillé la soirée, mais sans jamais rompre l’élan dramatique global.
Cet Ariodante s’impose comme une réussite scénique et musicale majeure. Carsen, en transposant l’intrigue dans l’univers familier et piégé de la royauté contemporaine, réussit un geste à la fois élégant, lisible et profondément actuel. Soutenu par une distribution de haut vol et la direction galvanisante de Pichon, Haendel en sort grandi, avec une intensité dramatique qui vous serre la gorge et vous bouleverse longtemps après la dernière note.
Ruggero Meli