Vendredi 14 novembre 2025, Teatro Alighieri 20h
Georg Friedrich Händel (1685-1759) : Orlando, drama per musica en trois actes, sur un livret de Carlo Sigismondo Capece d'après Ludovico Ariosto (première exécution : Londres, King’s Theatre, 27 janvier 1733). Edition Bärenreiter.
Orlando : Filippo Mineccia, contre-ténor
Angelica : Francesca Pia Vitale, soprano
Medoro : Elmar Hauser, contre-ténor
Dorinda : Martina Licari, soprano
Zoroastro : Christian Senn, baryton-basse
Amore : Giacomo Decol
Isabella, Principessa : Diletta Filippetto
Deux soldats : Nicolò Matricardi, Luca Montresor
Accademia Bizantina
Ottavio Dantone, direction
Pier Luigi Pizzi, mise en scène, décors et costumes
Oscar Frosio, lumières
Réalisé par le théâtre Alighieri en collaboration avec le festival de Ravenna. Nouvelle production
L'éclat des apparences, la retenue des sentiments
Le rideau s’ouvre sur un espace immaculé, baigné d’une lumière presque aveuglante qui, très vite, s'assombrira. Au centre, une ouverture rectangulaire figure un point d’eau où les protagonistes viendront tour à tour tremper leurs pieds, s’asperger ou simplement se recueillir — véritable source symbolique, tantôt d’inspiration, tantôt de consolation. De part et d’autre, des arches contemporaines habillées d’une texture miroir argentée, élégante et chic, encadrent l’action. Ce dispositif raffiné contraste fortement avec la vidéo projetée en fond de scène : une nature luxuriante et changeante, sillons forestiers, labyrinthes végétaux, arbres fantasmagoriques ou brumes surnaturelles.
Sous la direction du mythique et inoxydable Pier Luigi Pizzi, qui conserve intact son art de l’épure, le spectacle s’ouvre sur une imagerie d’une élégance imparable. Mais la vidéo, omniprésente, finit par prendre le dessus : elle impose une nature mouvante — accueillante, menaçante ou hostile — sans jamais véritablement nourrir le drame. Le dispositif scénique, figé, ne bouge pas d’un millimètre, hormis ce tronc doré planté à gauche comme un écho au bassin central. À force d’immobilité, la beauté plastique tourne à la démonstration et laisse affleurer les limites dramaturgiques d’un cadre trop séduisant pour être réellement vivant.
Le thème du festival — l'invisible, révélateur de l’amour — justifie l'omniprésence, quelque peu encombrante, d’un personnage évoquant Cupidon. Mais loin d’en être la figure mutine, l’acteur, à l’allure presque démoniaque, semble se contenter de manipuler les protagonistes sans apporter de véritable lecture. D’autant que Zoroastro, personnage traditionnellement porteur d’une autorité mystique, paraît ici dépourvu de fonction dramatique claire et aurait avantageusement pu endosser ce rôle.
Les costumes, sans chercher l’audace, campent efficacement les figures haendeliennes : Orlando en guerrier cuirassé, Dorinda et Zoroastro drapés de toges pourpres, Angelica en robe immaculée, et Medoro — comme Amore — doté d’une longue traîne violette. Une cohérence visuelle qui contribue à la séduction générale du spectacle.
Si la scénographie respecte la lettre du livret, elle peine à en saisir la dimension psychologique. Les chanteurs semblent livrés à eux-mêmes, contraints de suppléer par leur jeu individuel le manque de direction d’acteurs. On regrette alors l’absence de nuances, de lignes internes, de ce relief émotionnel qui fait la force d’Orlando. Malgré une superbe scène de folie — idéale pour mesurer le fossé avec certaines lectures récentes plus conceptuelles (voir notre article sur la production nancéenne) — le spectacle conserve une trajectoire trop linéaire pour émouvoir pleinement.
La distribution, en revanche, s’est révélée solide, dominée par un Filippo Mineccia ardent et fiévreux. Son Orlando, guerrier blessé basculant dans la démence, captive par son engagement physique et vocal : fioritures ciselées, variations inspirées, et une scène de folie « Vaghe pupille » d’une intensité rare.
La révélation de la soirée demeure toutefois Francesca Pia Vitale. Soprano lumineuse, timbre clair et corsé, phrasé élégant, elle irradie la scène dès son entrée. On se souviendra longtemps de son accès de colère ravageur « No, non potrà ».
En Medoro, Elmar Hauser offre un chant délicat et tendre, sans susciter toutefois l’enthousiasme que l’on aurait espéré. Une prestation honorable, mais dont la relative fragilité fait redouter son Ruggiero d’Alcina, attendu le lendemain.
Autre révélation de la soirée : Martina Licari, Dorinda fraîche et délicate. Une voix qui révèlera tout son potentiel, son éclat et son épanouissement dès lors qu'elle flirtera avec sa partie haute.
Quant à Christian Senn, il campe un Zoroastro solide, impeccablement tenu. Seul chanteur à l'affiche de cette trilogie haendélienne.
À la tête de l’Accademia Bizantina, Ottavio Dantone dirige avec précision et exigence, même si l’ensemble, étonnamment, semble parfois manquer d’élan et de puissance sonore — phénomène rare sous sa battue habituellement galvanisante.
Un Orlando esthétiquement soigné et vocalement généreux, mais dont la mise en scène, trop sage et psychologiquement peu creusée, laisse entrevoir plus de promesses visuelles que d’émotions véritables.
Ruggero Meli
Samedi 15 novembre 2025, Teatro Alighieri 20h
Georg Friedrich Händel (1685-1759) : Alcina, drama per musica en trois actes, inspiré du livret de l'opéra L’isola di Alcina d'Antonio Fanzaglia (première exécution : Londres, Covent Garden, 16 avril 1735). Edition Bärenreiter.
Alcina : Giuseppina Bridelli
Ruggiero : Elmar Hauser
Bradamante : Delphine Galou
Morgana : Martina Licari
Oronte : Žiga Čopi
Melisso : Christian Senn
Amore : Giacomo Decol
Accademia Bizantina
Ottavio Dantone, direction
Pier Luigi Pizzi, mise en scène, décors et costumes
Oscar Frosio, lumières
Réalisé par le théâtre Alighieri en collaboration avec le festival de Ravenna. Nouvelle production
Alcina en trompe-l’œil : ensorceleuse privée de magie scénique
Dès l’ouverture du rideau, un soupir collectif parcourt la salle : c’est exactement le même décor que pour Orlando la veille. Même structure, mêmes costumes, mêmes projections redondantes. Ces dernières en fond de scène — coraux rougeoyants, mer houleuse, parois oppressantes, couleurs sombres ou criardes selon l’humeur des personnages — tentent de fabriquer une atmosphère. Certes, cela fait de très belles photos de presse, mais la magie s’arrête là : sur le plateau, rien ne vit, rien ne s’incarne. Deux soirs de suite dans ce décor recyclé, le minimalisme finit par virer à la vacuité et l’indigence finit par devenir provocation. Le public le sent immédiatement.
La direction scénique de Pier Luigi Pizzi, autrefois synonyme de raffinement, tourne ici à la mise en espace paresseuse. Les chanteurs, livrés à eux-mêmes, exécutent des déplacements si sommaires qu’ils frôlent l’amateurisme. L'air 'Sta nell’Ircana' se résume à un schéma presque comique : Ruggiero chante face à une Bradamante plantée à sa gauche, épée brandie, tandis que Melisso, en miroir, occupe la droite, puis on inverse, et voilà. Tout respire la pénurie d’idées, l’absence de dramaturgie, l’économie de moyens élevée au rang d’alibi artistique. On en vient à se demander si le festival de Ravenna n'aurait pas mieux fait de se passer de mise en scène ? Cela aurait été moins coûteux.
Faute d’action, les chanteurs dialoguent avec les instrumentistes, au point que Morgana se met à flirter scéniquement avec le violoncelle puis le premier violon. C’est joli, oui, mais c’est surtout révélateur : quand la musique remplace la scène, c’est que la scène n’existe pas.
Sur le plateau, le niveau fluctue. Giuseppina Bridelli, inattendue dans le rôle-titre, apporte des couleurs graves séduisantes. Malgré une implication réelle et sincère, la chanteuse ne parvient pas encore à atteindre la stature tragique nécessaire : l’émotion reste à distance. La comparaison avec l’Alcina embrasée de Kathryn Lewek, entendue au Théâtre des Champs-Élysées la semaine précédente, se révèle malheureusement cruelle.
Elmar Hauser, déjà timide à Francfort dans ce rôle (voir notre compte rendu), confirme ses limites : un joli moelleux et une tendresse bien appréciable dans les airs lents, mais un héroïsme limité et pas suffisamment crédible pour un air aussi virtuose que 'Sta nell’Ircana'. Le contraste avec Carlo Vistoli entendu récemment à Paris est abyssal.
Heureusement, Martina Licari relève la soirée. Phrasé souverain, musicalité de velours, émotion sincère : 'Ama, sospira' et 'Credete al mio dolore' rarement auront été interprétés de façon aussi intense. Et le fameux 'Tornami a vagheggiar' explose en une cadence finale étourdissante.
Delphine Galou retrouve une Bradamante pure énergie, mordante et entière, notamment dans l'air virtuose 'È gelosia' qui l’entraîne vers un feu d'artifice de vocalises mais aussi quelques contorsions disgracieuses. Le spectateur peut sentir combien l'artiste vit, incarne pleinement son personnage — ce qui manque cruellement au reste du spectacle.
Le ténor Ziga Copi séduit par son timbre chaleureux, mais la voix s’allège tant qu’il finit par blanchir le son. Les aigus récalcitrants et un costume qu’il doit remonter sans cesse achèvent de fragiliser un rôle qu’on devine plus éprouvé que réellement défendu.
Quant à Christian Senn, il impose en un seul air une autorité tranquille, un da capo intelligemment orné, une voix nette et corsée.
En cette soirée du samedi 15 novembre, au théâtre Alighieri de Ravenne, l'Accademia Bizantina sous la direction impeccable du chef Ottavio Dantone retrouve une force tranquille suffisante pour défendre l'oeuvre.
Alcina mérite mieux qu’un décor recyclé et une mise en scène fantôme. Heureusement, quelques interprètes ont su rappeler, à eux seuls, pourquoi Alcina reste un chef-d’œuvre.
Ruggero Meli
Dimanche 16 novembre 2025, Teatro Alighieri 17h
Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Messiah, oratorio en trois parties pour solistes, choeur et orchestre sur untexte de Charles Jennens (première exécution : Dublin, New Music Hall, 13 avril 1742). Edition Bärenreiter.
Alysia Hanshaw soprano
Delphine Galou contralto
Žiga Čopi tenor
Christian Senn bass
Accademia Bizantina
Coro della Cattedrale di Siena “Guido Chigi Saracini” (choirmaster Lorenzo Donati)
Ottavio Dantone conductor
Une lecture ciselée qui aurait mérité de s'embraser
Le maestro Ottavio Dantone adopte des tempi mesurés, laissant à la musique le temps de respirer, sans jamais céder à la précipitation. Cette élégance naturelle s’appuie sur une précision millimétrée et une direction qui, malgré sa retenue, sait insuffler à l’orchestre une vigueur incisive. On tient là un Messie de très belle tenue, même si l’on aurait souhaité, çà et là, une ardeur plus franchement théâtrale.
Le Chœur de Sienne — extrêmement bien préparé par le maître de chœur Lorenzo Donati — se taille la part du lion : homogénéité exemplaire, projection généreuse mais toujours tenue, et un Alleluia vibrant, sculpté avec panache. Le pupitre des sopranos, particulièrement lumineux, se distingue par sa cohésion et son éclat franc.
La partition est donnée sans coupe, mais réserve en son cœur une surprise bienvenue, avec l’insertion de numéros alternatifs rarement entendus. On sait combien Haendel retoucha l’œuvre au fil des reprises — la discographie, à commencer par l’enregistrement de Nicholas McGegan, en témoigne éloquemment. Ici, l’apparition d’un duo exquis en lieu et place de l’air “Thou art gone up on high”, confié à la contralto ansi qu'une soprano issue du chœur, suivi de pages chorales d’une grande suavité, apporte une respiration inattendue et fort plaisante.
La distribution réunit des artistes de bon niveau, dominée par une belle découverte : Alyssia Hanshaw, soprano au timbre brillant et fruité, dotée d’un anglais cristallin — nationalité britannique oblige. Son “Rejoice greatly” pétille avec mesure, sans jamais sombrer dans l’esbroufe, et son “If God be for us”, tendre et profondément musical, constitue l’un des sommets de la soirée. Seul regret : des da capo trop sages, avares en fioritures comme en prises de risque.
Delphine Galou impose sa signature — un mélange de fougue maîtrisée et de douleur intériorisée — dans un “But who may abide” nerveux et un “He was despised” touchant, d’une belle ligne expressive.
Comme dans Alcina la veille, Žiga Čopi séduit par le grain de sa voix mais tend à trop alléger son émission, au point d’en perdre parfois la fermeté attendue. On l’aurait souhaité plus incisif, notamment dans l’arioso “Thou shalt break them”, qui réclame davantage de mordant.
Enfin, Christian Senn remplit son contrat avec sérieux : voix solide, émission robuste, sens musical sûr. Son “The trumpet shall sound” s’impose par sa franchise et sa tenue.
L’enthousiasme du public ne s’y est pas trompé : il a obtenu une reprise festive de l’Alleluia, réunissant l’ensemble des solistes pour un final aussi rassembleur que chaleureux.
Ruggero Meli