Vendredi 7 novembre 2025, Église Saint-François, 20h. Concert d’ouverture.
Jean-Sébastien BACH : « Messe en si » BW 232
Miriam Feuersinger soprano I
Lea Elisabeth Müller soprano II
Carlos Mena alto
Jakob Pilgram ténor
Tobias Berndt basse
La Cetra Barockorchester & Vokalensemble Basel
Direction : Andrea Marcon
Chef du chœur : Carlos Federico Sepúlveda
Une cathédrale sonore universelle
Il est des œuvres qui transcendent les siècles et les confessions. La Messe en si mineur de Johann Sebastian Bach appartient à cette sphère du sacré où le génie humain semble toucher au divin. Commencée en 1733 pour une Missa brevis destinée à la cour catholique de Dresde, puis achevée près de vingt ans plus tard, elle s’impose comme un testament spirituel. Bach y rassemble tout son savoir contrapuntique, toute sa science du chœur, toute la ferveur de sa foi.
Un choeur saisissant
Dès les premières mesures, le souffle du chœur du Vokalensemble Basel vous saisit. Il envahit l’espace, vous enveloppe et ne vous lâche plus. Le son est ample, raffiné, d’une hétérogénéité miraculeuse, vibrant d’une ferveur religieuse presque physique. Le concert se déroule d’une seule traite — à l’exception d’une brève pause avant la fin, le temps pour les chanteurs de réorganiser, de façon inattendue, le placement du chœur et des solistes. Loin de briser l’élan, cette respiration relance la tension : comme portés par une énergie nouvelle, les interprètes livrent un final d’une grandeur bouleversante.
La fièvre poétique du chef Andrea Marcon
À la tête de La Cetra Barockorchester Basel, Andrea Marcon dirige avec une intensité qui brûle chaque mesure. Sa gestique nerveuse et habitée inspire un feu intérieur, une urgence expressive sans jamais céder à la démonstration. Au fil des années, le chef italien a façonné l'ensemble suisse en un instrument d’une cohérence et d’une flexibilité exemplaires. Ce soir, il le mène au sommet de son art : lignes claires, équilibre souverain, sens du contraste, spiritualité du phrasé.
Le Festival Bach de Lausanne s’ouvre ainsi de la plus belle manière. L’orchestre respire, s’écoute, scintille. Chaque pupitre — cor, flûtes, hautbois, trompettes, violon solo — apporte sa couleur et son éloquence. Le chœur, le Vokalensemble Basel, impressionne par sa cohésion et son homogénéité : un son riche, rond, jamais strident, d’une impeccable précision rythmique. On admire cette densité sans lourdeur, cette ferveur qui ne cède jamais à la rigidité. Bach, qui n’entendra jamais son œuvre achevée, aurait certainement été fier d’une telle incarnation.
Les voix de la lumière
Les solistes, sans appartenir à la sphère des “grandes voix” internationales, séduisent par leur sincérité, leur intelligence du texte et leur implication totale. Le contre-ténor Carlos Mena cisèle un Agnus Dei d’une beauté suspendue, voix de clair-obscur, pure et frémissante. Le ténor Jakob Pilgram livre un Benedictus d’une douce suavité, où le souffle semble se confondre avec celui de la flûte. Le baryton-basse Tobias Berndt, noble et serein, ancre le Quoniam tu solus sanctus et le Et in Spiritum Sanctum dans une gravité lumineuse. Quant au soprano Miriam Feuersinger, il irradie dans le Laudamus te par la limpidité de son timbre et la grâce de son chant.
Un sommet d'exultation
Et puis vient le Cum Sancto Spiritu. La fugue jaillit, tourbillonne, s’embrase. Derrière son apparente anarchie, tout obéit à une rigueur métronomique, à une architecture d’une perfection sidérante. C’est une explosion de joie, une jubilation cosmique, un vertige sonore où la musique semble s’élever au-delà d’elle-même. Dans la nef de Saint-François, la polyphonie devient prière, la ferveur devient lumière. Deux heures durant, le temps se dissout, suspendu à la vibration de ces voix et de ces instruments. Quand s’éteint le dernier accord du Dona nobis pacem, on sait qu’on vient d’assister à un moment de grâce. L’église se souviendra longtemps de cette cathédrale sonore, universelle, qui porte le nom de Bach.
Ruggero Meli
Vendredi 21 novembre 2025, Église Saint-François, 20h
Jean Sébastien Bach : Oratorio de la Passion BWV Anh. 169
Oeuvre reconstituée par Alexander Grychtolik, grand reconstructeur d’œuvres inachevées de Bach, notamment la Köthener Trauermusik, BWV 244a ainsi que plusieurs cantates : BWV 36a, 66a, 205a, 210a, 216a, 249a
Sion, Maria : Miriam Feuersinger soprano
Âme : Elvira Bill, alto
Evangéliste, Jean : Daniel Johannsen, ténor
Jésus : Tiemo Wang, basse
Pierre : Jonathan Sells, basse
Il Gardellino Orchestre & ripiénistes
Direction : Alexander Grychtolik
Une passion recomposée qui peine à enflammer
Spécialiste des reconstitutions bachiennes, Alexander Grychtolik proposait au Festival Bach de Lausanne une résurrection très attendue : l’Oratorio de la Passion BWV Anh. 169, patchwork soigneusement assemblé à partir d’airs, de chœurs et de chorals prélevés dans l’œuvre du Cantor, et complété par des récitatifs intégralement composés par ses soins sur un texte de Picander. L’entreprise est érudite, nécessaire même, tant la frustration demeure immense de ne disposer que de deux des cinq Passions de Bach. L’œuvre, construite selon le modèle de l’Oratorio de Pâques, déroule 1h30 sans entracte, alternant chœurs, récitatifs secs ou accompagnés et arias confiés à cinq solistes. Dès le choral d’ouverture — familier au point d’instaurer un trompe-l’œil stylistique —, on croit entrer en terre connue. Mais l’écoute révèle une partition plus austère qu’espéré, parfois aride, clairement dépourvue du souffle dramatique et des contrastes qui font la grandeur des Passions selon Saint-Jean et Saint-Matthieu.
La structure même induit une certaine monotonie : deux airs de basse successifs, puis plus tard deux airs d’alto en enfilade, sans véritable respiration dramaturgique. L’absence de livret allemand ou de traduction distribuée au public n’a pas aidé à suivre le fil spirituel et narratif, pourtant indispensable dans un ouvrage reconstruit.
Un plateau vocal inégal
Au rang des satisfactions, la soprano Miriam Feuersinger — grande spécialiste de Bach — illumine chaque intervention. Son timbre se dilate, s’allège, se suspend littéralement dans l’aigu : un rayonnement intérieur qui trouvait un écrin idéal dans l’air profondément émouvant de la seconde partie. Le ténor Évangéliste de Daniel Johannsen s’impose également : diction exemplaire, ligne nerveuse, sens du récit affûté. Chaque phrase porte son poids dramatique.
Jonathan Sells, en Pierre puis en soliste, convainc par son expressivité et la clarté de son allemand. Sa voix, solide mais sans véritable éclat, s’intègre néanmoins avec probité dans un air délicatement ciselé par le hautbois et la flûte.
Moins de réussite du côté de l’alto Elvira Bill, dont le texte peine parfois à percer et à s’incarner, et du baryton Tiemo Wang, un Jésus un peu trop terne pour véritablement s’imposer — malgré un très bel air soutenu par un hautbois d’une tendresse souveraine, qui aurait pu atteindre une tout autre intensité avec un interprète davantage habité.
L'orchestre, le choeur : les forces vives de la soirée
Les instrumentistes d’Il Gardellino ont offert plusieurs moments remarquables : violon solo raffiné, hautbois et flûtes toujours expressifs, viole de gambe éloquente. Un léger accroc dans l’air d’alto du début n’a pas entamé l’homogénéité globale. Mais c’est surtout le chœur de neuf ripiénistes (3 sopranos, et deux voix par pupitre pour les autres registres) qui a impressionné. Projection ample, homogénéité exemplaire, sonorité étonnamment vaste pour une si petite formation. Le regret est d’autant plus vif que leurs interventions restent finalement peu nombreuses.
À la tête de l’ensemble, Grychtolik adopte une direction souple, laissant respirer les phrasés, soignant la pâte instrumentale, sans toutefois réussir à insuffler la tension théâtrale et la dramaturgie continue qu’une telle reconstitution exige pour pleinement convaincre.
Cette Passion recomposée trouvera sans nul doute ses partisans : l’exercice est louable, la démarche musicologique stimulante, et la soirée avait toute légitimité au sein d’un Festival Bach. Mais l’impression demeure celle d’une œuvre trop sage, trop uniforme, qui, malgré de belles pages et quelques interprètes irradiants, aurait mérité davantage de vie, de contrastes et d’urgence spirituelle pour véritablement s’imposer.
Concert enregistré par la radio RTS Espace 2.
Ruggero Meli
Dimanche 30 novembre 2025, Casino de Montbenon à Lausanne 17h
Sonja Runje, contralto
Croatian Baroque Ensemble
Aapo Häkkinen Clavecin & direction
« Baroque en fête » : Bach Haendel, Vivaldi, Cavalli, Vinci & …
Andreas Kirchoff (1635-1691) : Suite à 4 en sol (MS Düben, 1664). Praeludium – Allemande – Courante – Sarabande – Gigue
Francesco Cavalli (1602-1676) : Delizie contente (Giasone)
Johann Christoph Bach (1642-1703) : Mein Freund ist mein, Ciacona (Dialogus tempore nuptiarum, 1676)
Antonio Vivaldi (1678-1741) : Concerto en sol RV 157. Allegro – Andante – Allegro
Leonardo Vinci (1690-1730) : L’ingiustizia, il disprezzo – E sia la gelosia (Catone in Utica)
***
Georg Friedrich Haendel (1685-1759) :
Overture (Amadigi di Gaula, HWV 11)
Pena tiranna (Amadigi di Gaula, HWV 11)
Al lampo dell’armi (Giulio Cesare, HWV 17)
Concerto grosso en Si bémol majeur, Op. 3/2, HWV 313). Vivace – Largo – Allegro – [Minuetto] – [Gavotta]
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Saget mir geschwinde BWV 249
Leonardo Vinci : Che rispetto, che fede – Talor se il vento freme (Semiramide riconosciuta)
La profondeur d'un timbre, l'éclat d'un récital
Pour qui l’a entendue dans de nombreuses productions baroques, les qualités de Sonja Runje ne sont plus un secret : contralto au timbre suave et velouté, projection limpide, technique baroque éprouvée. Mais l’occasion était rare de l’entendre de tout près, dans l’intimité du récital que proposait dimanche dernier le Festival Bach de Lausanne, au Casino de Montbenon.
Pour ce programme « du premier baroque au baroque tardif », la chanteuse avait réuni autour d’elle le Croatian Baroque Ensemble, placé sous la direction précise et souple du Finlandais Aapo Häkkinen. Un parcours ingénieusement construit, de Kirchhoff à Haendel, en passant par Cavalli, J. C. Bach, Vinci et Vivaldi, dont l’intensité allait crescendo au fil de la soirée.
Un orchestre fougueux, un Vivaldi irrésistible
Les premières pages, d’une sobriété presque ascétique, installaient une atmosphère douce : le Cavalli d’ouverture vantait les délices avec un naturel désarmant, tandis que la chaconne répétitive Mein Freund ist mein de J. C. Bach, sensuelle et hypnotique, semblait entraîner la chanteuse dans un balancement délicat et gracieux.
Point culminant de l’orchestre : un Concerto de Vivaldi littéralement magique. Le deuxième mouvement, confié à des pizzicati diaphanes soudain éventrés par de brusques coups d’archets, produisait un effet saisissant, presque physique, avant un troisième mouvement d’une jubilation irrésistible.
Si tout n’était pas absolument irréprochable, l’ensemble bénéficiait d’une énergie communicative insufflée par la Konzertmeister Laura Vadjon, remarquable d’enthousiasme fédérateur, et par Aapo Häkkinen, souple, nerveux, toujours attentif à la respiration musicale. Un écrin idéal pour la soliste.
Sonja Runje, contralto rayonnant
La véritable révélation – confirmée plutôt que découverte – restait bien sûr Sonja Runje. Son Cavalli (Delizie contente, Il Giasone) séduisait par sa danse intérieure, son élégance presque nonchalante. Dans l’air de Bach Saget mir geschwinde (Oratorio de Pâques), à la ligne mélodique entêtante, elle déployait souplesse rythmique, ardeur contenue et un vrai dialogue avec un hautbois particulièrement inspiré. Côté Haendel, la chanteuse montrait l’étendue de ses contrastes : d’un Pena tiranna profondément habité, d’une douleur franche mais jamais appuyée, elle passait à un Al lampo dell’armi fulgurant, mené à un tempo vertigineux, vocalises au délié impeccable et autorité naturelle. L’air, ovationné, fut d’ailleurs redonné en bis — rappel opportun qu’elle incarnait récemment Giulio Cesare à Cologne.
Voix androgyne dont le grain pourrait parfois évoquer celui d’un contre-ténor, Runje allie densité, profondeur et la capacité d’émettre des cadences aiguës percutantes. Elle sait aussi ciseler l’expression, comme dans l’air de Vinci L’ingiustizia… Che sia la gelosia (Catone in Utica), où son « torrrmento » roulé sur trois R faisait frémir. Le second air de Vinci Che rispetto… Talor se il vento freme mettait en valeur la noirceur de ses graves, emportés par un orchestre transformé en zéphyr tempétueux.
Une traversée du baroque
Ce récital, intelligemment varié, avait le mérite d’embrasser toute la période baroque et 'd’exhumer' des compositeurs rarement mis en avant dans un tel cadre — Kirchhoff, J. C. Bach, Vinci — tout en dialoguant avec les grands piliers que sont Bach, Vivaldi et Haendel.
On pourra retrouver Sonja Runje en septembre prochain au Festival de Bayreuth, dans le rôle d’Emilia de Floridante de Haendel, un rôle capital pour la qualité et l’intensité de ses airs.
Ruggero Meli
Sonja Runje
Croatian Baroque Ensemble
Laura Vadjon, Konzertmeister
Le maestro Aapo Häkkinen