Auditorium de Dijon, vendredi 28 novembre 2025 20h
Direction musicale Emmanuelle Haïm
Orchestre Le Concert d’Astrée
Soprano Emőke Baráth
Contre-ténor Carlo Vistoli
Francesco Durante : Concerto pour cordes n° 5 en la majeur
Domenico Scarlatti : Salve Regina pour alto et cordes en sol majeur
Leonardo Leo : Salve Regina pour soprano et cordes en fa majeur
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Pietro Antonio Locatelli : Sinfonia funebre en fa mineur, op.2
Giovanni Battista Pergolesi : Stabat Mater pour soprano, alto et cordes en fa mineur
À l’Auditorium de Dijon, Le Concert d’Astrée propose un programme d’une remarquable cohérence, construit comme un chemin menant vers l’œuvre que tous attendent : le Stabat Mater de Pergolèse. Avant cette pièce maîtresse, Emmanuelle Haïm installe une première partie en forme de seuil : un concerto chatoyant de Durante, deux motets contrastés de Scarlatti fils puis de Leonardo Leo, et pour préparer la méditation, une sombre sinfonia funèbre de Locatelli.
Le concerto de Francesco Durante ouvre la soirée avec une vitalité quasi vivaldienne : élan des cordes, énergie bondissante, traits piqués de l’Allegro, dialogues vifs et joyeux… Un choix judicieux pour contrebalancer la dramaturgie douloureuse à venir. Le Concert d’Astrée, souple et nerveux, fait jaillir une élégance lumineuse sans jamais forcer l’éclat.
La sinfonia funèbre de Locatelli change radicalement le climat : grisaille noble, souffle sombre, rythme processionnel impeccablement scandé. L’orchestre donne à cette gravité une présence presque sculpturale.
Les deux motets composent un diptyque éclairant.
Le Salve Regina de Domenico Scarlatti, de prime abord peu séduisant, réserve pourtant de beaux passages. Le début, tout en douceur et en lignes longues, pose un climat délicat. Puis la musique adopte une forme plus inhabituelle : passages déclamatoires, rythmes changeants, notes détachées, éclats quasi récitatifs. Dans Ad te clamamus, Carlo Vistoli déploie une expressivité marquée, des soupirs appuyés et presque supplicatifs. Le Eja ergo s’anime et se colore de lumière. Dans O clemens, la douceur laisse affleurer une douleur contenue. L’Amen, plus théâtral, révèle l’autorité naturelle du chanteur, qui conclut avec prestance.
Le Salve Regina de Leonardo Leo est la révélation de la soirée : un petit bijou à la fois théâtral et profondément émotif. Le premier mouvement touche par sa simplicité et ses vocalises d’une délicatesse envoûtante. Le second, animé et virtuose, emporte grâce à son rythme entraînant ; dans Ad te clamamus, les contrastes aigu-grave sont déjoués par la chanteuse avec un panache souverain. Le troisième mouvement, presque murmuré, laisse percevoir une émotion timide, contenue. Le quatrième, Eja ergo, se fait tendre et enjoué. Le dernier, O clemens, est d’une sensibilité exquise : la phrase finale semble se déposer sur la pointe des pieds. Emőke Baráth en offre une interprétation d’une vibrante intensité, portée par des cadences brillantes et un sens aigu du texte.
Le Stabat Mater nécessite cet équilibre fragile entre douleur intériorisée et expression dramatique. Emmanuelle Haïm en propose une lecture souple, sensible, allégée de pathos, mais parfois un peu trop prudente.
Emőke Baráth possède des graves bien assis et un medium lumineux, même si certains aigus se préparent avec un léger élan. Elle émeut profondément dans Vidit suum dulcem natum, murmuré et ralenti comme si la vie quittait peu à peu le corps de l’enfant. Elle se montre bouleversante dans Quis est homo, où elle transmet la détresse d’une mère transpercée par la souffrance. Dans les duos, elle tend à légèrement dominer, mais l’entente vocale demeure solide et fondue, particulièrement dans O quam tristis et Quis est homo, où la correspondance des phrasés révèle une véritable pensée commune.
Carlo Vistoli, plus intériorisé, privilégie la piété à l’effet — un choix intéressant malgré quelques options discutables, telle une cadence conclue par une note grave malaisée et superflue. Son Quae maerebat, surprend par son approche scandée avec un petit décalage rythmique en fin de phrase qui crée un effet rhétorique subtil. En revanche, on pourrait s'étonner que les trilles aient été éludées. Son Fac, ut portem Christi mortem prend un relief solennel et passionné.
Dans Quando corpus, les deux solistes murmurent la ligne avec une délicatesse presque immatérielle : moment suspendu, poétique, idéalement soutenu par un orchestre en apesanteur.
À noter que les deux chanteurs ajoutent çà et là quelques variations ou petites cadences, toujours bienvenues et stylistiquement soignées. On regrette en revanche la coupure avant l’Amen, qui déclenche des applaudissements malvenus en pleine tension émotionnelle.
La direction d’Emmanuelle Haïm reste d’une fiabilité exemplaire : geste souple, transparence polyphonique, refus de l’emphase. Une lecture sincère et raffinée, peut-être trop sage dans certains passages où l’on attendrait davantage de brûlure. Mais la cohésion de l’ensemble, la qualité des solistes et la tenue stylistique remportent l’adhésion d’un public manifestement conquis.
Trouver des bis après un Stabat Mater relève souvent du casse-tête, mais Emmanuelle Haïm fait le choix idéal : deux pages haendéliennes en parfaite résonance spirituelle. Le duo Dolci chiodi de La Resurrezione offre une tendresse immédiate, presque palpée. Puis vient le rarissime Who calls my parting soul d’Esther, un joyau d’à peine deux minutes, d’une beauté étale. Les deux numéros, transcendés par les solistes, achèvent la soirée sur un souffle d’émotion pure. Difficile de ne pas se souvenir, à cet instant, de la superbe Resurrezione dirigée ici même en 2019 par ce même ensemble, avec notamment une Kate Royal alors absolument souveraine.
Ruggero Meli