Opéra de Francfort, jeudi 30 octobre 2025 18h
Georg Friedrich Haendel : Giulio Cesare, opéra en trois actes sur un livret de Nicola Francesco Haym, d'après Giacomo Francesco Bussani.
Cleopatra : Kateryna Kasper, soprano
Sesto : Cecilia Hall, mezzo-soprano
Giulio Cesare: Yuriy Mynenko, contre-ténor
Tolomeo : Lawrence Zazzo, contre-ténor
Nireno : Iurii Iushkevich, contre-ténor
Cornelia : Claudia Ribas, mezzo-soprano
Achilla : Erik van Heyningen, baryton-basse
Curio : Pete Thanapat, baryton-basse
Frankfurt Opern and Museumsorchester
Direction : Laurence Cummings
Metteur en scène : Nadja Loschky
Décors : Etienne Pluss
Costumes : Irina Spreckelmeyer
Lumières : Joachim Klein
Giulio Cesare retrouve l’affiche de l’Opéra de Francfort dans la mise en scène de Nadja Loschky, créée en avril 2024. Un spectacle qui, s’il séduit par la solidité de sa nouvelle distribution, peine toujours à décoller sur le plan dramaturgique.
Une esthétique froide et désincarnée
Les décors d’Étienne Pluss, volontairement minimalistes, déclinent une gamme de gris et de blancs qui confine à l’aseptisé. Cette atmosphère glacée, entre musée et morgue, traduit sans doute le caractère macabre de l'opéra, mais finit par engourdir le regard. Cléopâtre tente bien d’y insuffler un peu de vie en offrant à César une serre miniature — promesse de paradis végétal qui prendra forme dans la scène du Parnasse. L’idée, poétique, ne suffit pourtant pas à rompre la grisaille. Loschky parsème son propos de symboles : l’œuf pourri, les marches du pouvoir, le spectre omniprésent de Pompée… autant de signes d’une lecture à la fois psychologique et politique, parfois pertinente (Cléopâtre tuant son double, image d’un suicide intérieur), mais souvent trop dispersée pour s’imposer comme un véritable fil dramaturgique. On reste sur une impression d’inachevé, malgré la clarté narrative du propos.
Le dispositif scénique défile lentement, presque imperceptiblement, de gauche à droite, telle une frise chronologique qui fait se croiser monde antique et contemporanéité. Les personnages traversent tour à tour une salle de musée, une cuisine ou un arsenal, dans un univers où se côtoient bustes impériaux et réfrigérateur. Le César, mi-homme d’affaires (chemise, cravate, blazer) mi-centurion (jupe de cuir noir), symbolise cette hybridité, mais le résultat manque de raffinement.
Une distribution exemplaire
La grande réussite de cette reprise réside incontestablement dans sa nouvelle distribution. Là où les seconds rôles avaient éclipsé les protagonistes lors de la création, l’équilibre s’inverse ici avec éclat. Le César racé et lumineux de Yuriy Mynenko s’impose comme l’un des grands triomphes de la soirée. Timbre somptueux, ligne souveraine, virtuosité fluide : le contre-ténor ukrainien déploie un chant d’une évidence et d’une noblesse exemplaires. Après un Tolomeo en demi-teinte à Salzbourg cet été, le chanteur retrouve ici un rôle à sa mesure. Face à lui, Kateryna Kasper incarne une Cléopâtre exquise, d’une musicalité raffinée et d’un engagement scénique rare. La voix, ronde et fruitée, s’épanouit dans un italien soigné, et ses grands airs — Se pietà, Piangerò la sorte mia, Da tempeste — la révèlent tour à tour bouleversante, souveraine ou mutine. Son V’adoro pupille, voilée d’un blanc pudique, reste un sommet d’émotion. Nul besoin ici d’une star hors style : la soprano trouve un équilibre parfait entre grâce et profondeur.
Lawrence Zazzo, initialement distribué dans le rôle titre, semble avoir trouvé dans le rôle de Tolomeo celui qui lui convient le mieux. Son tyran décadent, à la fois cruel et pathétique, captive par son jeu délirant et ses airs explosifs. L’incarnation, outrée mais juste, électrise la scène.
Le duo Cornelia/Sesto forme un contrepoint d’une belle intensité. Claudia Ribas campe une Cornelia noble et blessée, servie par un timbre chaud et ductile, tandis que Cecilia Hall, mezzo souple et ardent, traduit admirablement la fougue adolescente de Sesto. On regrette peut-être l’émotion abyssale que Zanda Švede portait à la création, mais la cohérence d’ensemble demeure irréprochable.
Erik van Heyningen prête à Achilla un relief intéressant : sa brutalité se teinte d’un désarroi presque touchant, avant de virer à la folie destructrice dans un final apocalyptique.
Enfin, le Nireno de Iurii Iushkevich, ange gardien en dentelle blanche, s’impose par sa présence lumineuse et la qualité de son contre-ténor.
Une direction honnête mais sans surprises
À la tête de l’orchestre de Francfort, Laurence Cummings livre une lecture claire, ordonnée, respectueuse du texte — mais un rien sage. La direction, fluide et disciplinée, assure la lisibilité du drame sans y insuffler ce grain de fièvre ou d’inventivité qui pourrait enflammer la scène.
Un spectacle sauvé par les voix
Au final, cette reprise de Giulio Cesare confirme la solidité de l’ensemble vocal francfortois, dont le niveau rivalise avec celui des grandes maisons internationales. Malgré une mise en scène toujours trop conceptuelle pour émouvoir, la soirée doit beaucoup à la cohésion et à la vitalité d’une distribution d’exception. Francfort n’a décidément pas besoin de stars importées pour rayonner dans Haendel.
Ruggero Meli